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Bestiaire — La moitié du fourbi n°6

Ernst Haeckel, Kunstformen der natur, Ophiodea 70
Source : Kunstformen der Natur (1904), plate 70: Ophiodea, Ernst Haeckel.

« Bestiaire, n. m. — 1495, latin médiéval bestiarum. Recueil de fables, de moralités sur les bêtes. » (Le Petit Robert, 2014.) Bestiaire, qui glisse de la fable à l’inventaire. Qui devient, invité en fourbi, l’incantation, l’appel (rappel) à la vie, ici, sur papier entre les pages, le crissement, le couinement, le feulement, le grouillement, les griffures, des bêtes sauvages, des bêtes fauves, de la nuit, de la fourrure. Que la bête dit-elle de nous ? L’animal est cet incroyable autre, cet irrémédiablement autre, avec qui nous pouvons pourtant avoir « une proximité extrême pour un être qui vous demeure radicalement étranger » (Anthony Poiraudeau, à propos de son chat). Ce superbe n°6 de La moitié du fourbi explore tous les aspects du bestiaire, du plus ludique au plus inquiétant.

« La mère ou le père indifféremment articulèrent achillée millefeuille, fronde ou lucane. Rien ne se hérisse durablement qui s’énonce. Ils dirent encore doryphore ou saxifrage. Lombric. A la force de l’écrire et du dire. Sceau de Salomon, loriot, verdier. Comme un condensé de patience. Spore. Sporange, mésange. Incapable de comprendre l’existence par le plus sûr. Le père-chien contraint un jour l’enfant. » (Danièle Momont)

Les oulipiennes « Grègueries animalières » d’Eduardo Berti, une série de phrases courtes à cheval entre la poésie et l’humour, animalerie qui défie la logique (« 19. La mer, comme les chiens, lèche les pieds et parfois écume. »/« 21. C’est sur les méduses qu’on voit les ampoules de la mer. »), ou les « Animaux en plastique » de Dominique Quelen, s’amusent avec le bestiaire comme jeu avec contrainte. Puis il devient fable et parabole dans la « La légende de l’Empereur de Jade » de Zoé Balthus qui reconstitue la course des animaux à l’origine du zodiaque chinois.

Mais questionner le rapport à l’animal, c’est toujours questionner notre rapport à la fois à notre propre humanité et aux autres humain·e·s. En témoignent les textes de Frédéric Fiolof, une réjouissante digression sur le mal-aimé cafard, et de Coline Pierré (accompagné d’un superbe dessin de nasique par Aline Bureau), végétarienne depuis peu, qui évoque son ancien mésamour des animaux « moches, répugnants, visqueux, disgracieux, repoussants » comme reflet de la tyrannie de l’apparence et propose l’antispécisme comme humanisme. De même, le passionnant texte d’Hugues Leroy. En partant de Beowulf, (le « loup des abeilles », c’est-à-dire l’ours), héros anglo-saxon qui affronte trois monstres, dont l’unique manuscrit contient aussi un « liber monstrorum, un livre de monstres et de merveilles » où figure la Donestre, monstre à mi-bête mi-homme qui pleure ses victimes dont elle parle couramment la langue, il explore la ressemblance du monstre avec l’homme, son étrange familiarité malgré son aspect repoussant. Avec la disparition des blancs de la carte et des monstres, « limite entre l’humanité et l’horreur », ne reste que nous, humain·e·s qui pleurons les victimes de notre dévoration.

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Copyright Charles Fréger. Source : http://www.charlesfreger.com/fr/portfolio/yokainoshima-4/

« Elle nous connaît, mais elle nous dévore. Elle nous dévore, mais elle nous pleure. Il y a toujours chez elle quelque chose de nous, que nous pouvons, que nous croyons entendre : voilà ce qui la rend menaçante. On ne peut pas la cantonner à la périphérie obscure de notre humanité : elle y entre et en sort à sa guise. C’est comme un tremblement aux extrémités de nous-mêmes. ».

L’animal est aussi le fauve tapis en nous, une présence en creux : « toujours des preuves d’un passage, mais seulement des preuves et nul passage », écrit Hélène Frédérick. Peu à peu, l’on plonge dans l’obscurité, le rêve, la caverne — le bestiaire ouvre la brèche. Dans une obsession pour l’observation, devenir soi-même l’animal. Par procuration, se laisser envahir par l’oiseau (Franis Tabouret). Glisser dans la peau de l’animal, se faire bête, devenir ours. Par la chasse (Monica Irimia), par la performance (Abraham Poincheval), par le roman (Joy Sorman), par le costume (Charles Fréger). Incarnation, rituel, transgression : devenir langue animale, se faire bestiale, langage, poésie, être incantation, enfance, et mort. (Danièle Momont). Pour atteindre l’animal en soi, se rendre à la nuit. — « De tout ce qui hurle la nuit à mort ou couine dans un piège ce que je tais pour tenter de garder ce visage l’humain auquel je m’accroche m’y accrochant comme une bête en moi de cela que je tais qui hurle la nuit entre les espaces domestiques rendus nocturnes ce qui couine sous un lit le mien moi ce qui couine que je couine avec cette bête avec moi et en moi ce que je suis et ce qu’on a fait de moi dans le silence […]. » (Amandine André).

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Bestiaire.

La moitié du fourbi n°6, octobre 2017.

Lou.

 

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