« Les procès permettent de déconstruire le bruit de la vague et d’entendre à nouveau chaque goutte — ce qui pourrait passer pour l’intention ou l’ambition de beaucoup d’œuvres littéraires. »
Ouvrage collectif, En procès propose à travers le récit de vingt procès historiques ou anecdotiques qui l’ont jalonné une lecture du XXe siècle et interroge « la manière dont la justice est rendue […] selon quelles formes, dans quel contexte, et surtout : quelle justice […] ». Quel miroir est la justice, quelle fiction construit-elle, quel récit nous donne-t-elle de la société et de l’histoire ? Au-delà du choix judicieux des différents procès, présentés par ordre chronologique, le regard porté par chaque auteur sur l’épisode juridique qu’il rapporte, commente ou reconstruit dans le récit éclaire ou perturbe notre perception de l’événement. Les textes, qui empruntent toutes les formes et tous les genres, du documentaire au montage, de l’analyse journalistique à l’intervention de la littérature et du style gagnent indéniablement en qualité et en intérêt lorsque survient la subjectivité et l’implication de l’auteur, et la somme de ces vingt mises en perspectives trace un pointillé original et passionnant à travers le XXe siècle et offre à voir l’Histoire différemment.
Le livre s’ouvre très symboliquement sur le procès de Gavrilo Princip dont le regard troublant illustre la couverture. Mathias Enard déploie d’un style sobre le jugement et la condamnation de l’homme qui en assassinant l’archiduc François-Ferdinand est devenu le symbole du déclenchement de la Première Guerre mondiale, et de l’entrée fracassante dans le XXe. Il se conclut judicieusement par le procès et la victoire en 2008 de Lakhdar Boumediene, détenu à Guantanamo, contre l’administration Bush : « L’expérience du pur arbitraire : quelque chose qui n’a pas de raison de cesser, puisque cela n’avait pas de raison de commencer. » Rapportées avec finesse et intelligence par Sylvain Prudhomme, la détention puis la relaxe de Lakhdar Boumediene est lue comme un charnière vers les « fièvre sécuritaire ambiante, prolongement de l’état d’urgence, Patriot Act, modifications des constitutions, fichage des individus » du nouveau siècle. Entre : guerres, génocides, asservissement par la peur, phraséologie d’Etat, dictatures, maccartisme et luttes « terroristes ». Avènement du happening, de la pop culture, du diktat du show, et de l’info continue en live et du storytelling, avancées des droits des femmes et des animaux.
Crimes de guerre. 1944 : les hommes d’un réseau de résistance violent et exécutent d’une jeune institutrice des leurs suite à un simulacre de procès. Stéphane Legrand esquisse des débuts de réponses à la question qu’il soulève : « Pourquoi continuer à jouer le jeu de la justice, lorsque le fait qu’il ne s’agit que d’un jeu est un secret de Polichinelle ? » 1989 : le soir du 25 décembre, Pierre Ducrozet assiste fasciné au procès et à l’exécution en direct des Ceausescu, « scène fascinante, absurde, inoubliable » qui enchaîne le peuple roumain à la mort de son tyran et inaugure l’ère du live qui rend l’information plus « réelle » aux yeux des téléspectateurs rivés à l’écran. Le procès d’Ildephonse Hategekimana, de 1994 à 2010, incriminé dans le génocide rwandais, processus long et complexe, est découpé méticuleusement par Frank Smith en étapes factuelles d’une froideur qui tranche avec l’horreur des massacres. Le montage de la transcription par Mathias Enard et Mathieu Larnaudie des actes du procès (1995-2003) de Tihomir Blaskic — général croate de Bosnie-Herzégovine coupable de crimes contre l’humanité à l’encontre de la population civile musulmane bosniaque — souligne la complexité des jugements internationaux au tribunal de La Haye et l’importance des interprètes.
Purges, chasse aux sorcières et lutte anti-terroristes. Christophe Manon détaille avec précision les rouages des purges staliniennes de 1927 à 1956, l’apparition des « ennemis du peuple » dans la nomenclature juridique, l’effacement des frontières entre innocence et culpabilité, la mécanique implacable de l’arbitraire, le règne par la peur. Christophe Fiat, retrace l’acharnement maccarthyste de l’organisme sanitaire américain en 1956 contre le psychanalyste Wilhelm Reich et son appareil à orgone. L’excellent texte d’Alban Lefranc autour du procès de la Fraction Armée Rouge (1975-1977) et la mort en détention de ses membres souligne le « contexte de théâtralité à outrance », l’absence de dialogue et la violence de la crise qui secoue l’Allemagne. Emmanuel Ruben évoque avec discernement le procès de Marwan Barghouti en 2002-2003, rendu impossible par la volonté de ne pas se défendre de l’inculpé qui ne reconnaît pas la légitimité du tribunal, par les conditions infâmes de sa détention et par l’acharnement des juges à vouloir faire de ce procès médiatisé celui de la deuxième Intifada, transformant dès lors Marwan Barghouti en icône du peuple palestinien.
Fictions personnelles et nationales. Le procès de Christian Ranucci en 1976 voit l’effondrement d’une petite fille scandalisée par l’exécution du jeune homme et par une société « qui pensait qu’on pouvait poser une question et y répondre aussi sec, d’un coup de lame sur le cou d’un garçon ». S’y expriment toute la sensibilité et la force d’écriture de Marie Cosnay qui sans relâche interroge la quête d’un récit, la construction d’une fiction et d’une mythologie. La très grande subjectivité de Jérôme Ferrari, son émotion au souvenir d’« une victoire politique que ne venaient ternir aucune forfanterie, aucune concession, aucune ombre », avant les guerres fratricides et tragiques entre nationalistes donnent une dimension sublime au procès (1985) des militants corses qui ont tué dans la prison d’Ajaccio les meurtriers et tortionnaires de Guy Orsini. Le texte d’Hélène Gaudy, impeccable, relate quant à lui le procès intenté en Argentine (2008) à Rivas et Gómez par leur fille adoptive, volée à la naissance à ses parents assassinés pour être vendue à un couple aisé, première parmi les « bébés volés de la dictature » à attaquer en justice ses « appropriateurs », pour « enrayer la fiction qu’on a construite pour elle ».
Art du show. Thomas Clerc analyse la parodie de procès intentée en 1921 par les dadaïstes à Maurice Barrès qui acta la séparation avec les surréalistes et la fin de Dada et inventa le happening. Mathieu Larnaudie expose à travers la problématique de la représentation le « procès pop » de Charles Manson (1970-1971), le dispositif médiatique et le show intrinsèquement lié à l’icône dont on a fait le « symptôme maléfique » des contre-cultures des années 1960. Maylis de Kerangal livre un récit littéraire du procès d’O.J. Simpson (1995), « hybridation de la justice et du spectacle », paroxysme du show, du divertissement, de la médiatisation, et Emmanuel Adely de celui de Bill Clinton en 1999 pour l’affaire Monica Lewinsky.
Droits et société. Le procès de Marie-Claire Chevalier en 1972, coupable d’avoir avorté suite à un viol et défendue par Gisèle Halimi, marque un tournant décisif dans la lutte féministe pour le droit à l’avortement. Très fort, le texte de Julie Bonnie aborde de surcroît la pérennité de la culture du viol et l’impunité des violeurs. Avec le procès des protagonistes de l’affaire Péchiney Triangle en 1993, Julia Deck met en scène la corruption du milieu des affaires et le désintérêt total pour les salariés achetés, revendus, négociés, bradés. Claro surprend une nouvelle fois avec le procès épargné au lion Prince du Muséum d’Histoire naturelle qui a dévoré son soigneur en 2001, et aborde, via la question de l’asservissement et de sa rhétorique, la disparition des jugements d’animaux au moment où l’humain leur reconnaît la souffrance et leur accorde des droits.
En procès, collectif Inculte.
Préface d’Arno Bertina et Mathieu Larnaudie.
Editions Inculte. Avril 2016. 240 pages.
Lou