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Les étoiles s’éteignent à l’aube – Richard Wagamese

« — J’veux que tu viennes avec moi dans le pays d’en haut.
— Tu dois être plus saoul que je pensais.
— J’veux que tu m’emmènes dans ce territoire que t’as traversé. Celui où t’as chassé toute ta vie. Y a une chaîne de montagnes à 60 km d’ici. Au-dessus d’une étroite vallée, y a une haute ligne de crête, face à l’est.
— J’la connais.
— C’est là que j’veux que tu m’emmènes.
— Pourquoi tu veux aller là-bas dans ton état ?
— Parce qu’il faut que tu m’enterres là-bas.
Le garçon était assis, la tasse de café à la main, à mi-poitrine, et il éprouva le besoin de rire, se lever, sortir et retourner à la vieille ferme. Mais son père le fixait avec beaucoup de sérieux ; dans ses yeux, il vit de la douleur et quelque chose de plus subtil, du chagrin peut-être, du regret ou un malheur réduit en miettes par les ans. Son père fit lentement pivoter la bouteille avec un pouce et deux doigts.
— Tu tiendras pas soixante kilomètres, dit le garçon. »

Les étoiles s’éteignent à l’aube, à l’ouest du Canada. Là-haut, sur les crêtes et les flancs des montagnes, au milieu des pins, des bouleaux, et des trembles. Là-haut, où les ours, les couguars, les lynx, les orignaux et les chevreuils arpentent les bois. Un territoire sauvage, de chasse et d’excursions. Seul — furtif. A la rencontre du père malade, le garçon mène la jument à travers la forêt et franchit le col pour rejoindre la ville industrielle qui se tient au bord du fleuve. Temps en suspens — observer au loin un bruit, un mouvement, l’air qui s’échappe des naseaux de la jument. Puis reprendre son pas. Narration de pauses et de silences qui, au temps et au récit, laisse l’espace. L’histoire, peu à peu, s’installe dans les creux, la sourdine de la marche. Se déploie la nuit, dans les souvenirs évoqués, entre les dialogues saccadés. « J’ai été élevé à dire les choses et à les demander sans détour. Comme ça on gagne du temps et on se pose moins de questions. »

« — C’est le vieil homme qui t’a appris à vaincre la peur ?
Le garçon s’assit, jambes croisées. Il arracha un rameau de boulot et se cura les dents. Il y avait une plus forte brise à présent et les arbres craquaient en se balançant. Quand il leva la tête pour regarder son père, ce dernier avait un air grave et sombre. Il pesa ses mots avant de parler.
— Personne peut te faire découvrir ça. Y a des choses que tu dois apprendre tout seul. »

Le garçon a été élevé par le vieil homme dans l’assurance et la tranquillité du travail à la ferme. Le père, alcoolique, mort déjà à moitié, lui demande de le conduire en haut d’une crête et de l’y enterrer assis, comme les guerriers objiwés dont ils descendent. Alors, le garçon attache le père à la selle de la jument. « De la corde, du fil de fer pour collets, une ligne de pêche, des hameçons, des allumettes, une hachette, une pioche et une pelle, un sac à dos. » De la gnôle. Pas de fusil. Medicine walk. La longue marche est la rencontre tardive des deux hommes, un face à face de leurs mondes. Dans les silences du jour, le garçon se remémore les excursions dans la montagne. L’apprentissage de la chasse et de la prière lorsque l’on ôte une vie, pour « remercier le mystère pour le mystère ». La traque du chevreuil, l’observation du lynx. L’absence du sentiment de solitude chez celui qui est en paix le monde sauvage qui l’entoure. La nuit, la voix du père rapporte le passé, la pauvreté, les camps de draveurs, la main-d’œuvre saisonnière sous-payée qui monte à l’arrière des camions pour les travaux d’une journée, la paye dépensée en alcool. Les secrets tus. Le non-dit de la mère absente.

« — Où est-ce que t’as appris tout ça ? demanda son père.
— Ce que le vieil homme ne m’a pas enseigné, je l’ai appris tout seul.
— T’as passé beaucoup de temps par ici dans la nature, j’imagine.
— Pas mal.
— Moi, jamais. »

Haine de soi du père, colère du fils. Dans la dualité qui oppose une vie de pertes, de blessures, et de remords noyés dans l’alcool à la rancœur d’avoir été abandonné, la détestation de l’autre pour sa lâcheté, le roman ne prend pas parti. Les deux vies mises à nu du père et du fils se confrontent seules, au milieu de nulle part, alors que le corps épuisé de l’un s’abandonne à la force de l’autre pour atteindre la destination finale du voyage et éviter les dangers du froid, de la pluie, des grizzlys qui rôdent au bord de la rivière. En trame de fond, la question de l’appartenance des deux hommes à une nation indienne trace une ligne qui serpente entre les pages, de l’histoire de leur patronyme – Starlight – aux peintures rupestres cachées dans les montagnes, à la misère des camps d’Indiens et de sang-mêlé dont personne ne veut pour un travail régulier dans les années 40. Rupture de la transmission, quête des origines, des « trucs d’Indiens », du Grand Mystère qui pousse un homme qui a toujours échoué à vouloir mourir en guerrier.

Les étoiles s’éteignent à l’aube. Transmission, en un souffle, de la beauté puissante de la nature sauvage et de la complexité des vies humaines, à lire d’une traite, parfois les larmes aux yeux, frappé par l’écriture concise, forte et juste. L’auteur, Richard Wagamese appartient comme ses personnages à la nation objiwé et a déjà écrit une dizaine de livres. Son dernier roman paru est le premier traduit en français, dans la collection « écrits d’ailleurs » qui édite des textes d’auteurs anglophones qui « ont pour point commun d’avoir une double culture, et une écriture riche de métissages ». Il sera présent au très beau festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, du 14 au 16 mai.

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Les étoiles s’éteignent à l’aube, Richard Wagamese.

Traduit (anglais) par Christine Raguet.

Editions zoé,  2016.

288 pages.

Lou.

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