Accueil » Littérature Étrangère » Karsten Dümmel – Le Temps des immortelles
Karsten Dümmel - Le temps des Immortelles extrait de la couverture paru chez Quidam éditeur

Karsten Dümmel – Le Temps des immortelles

27 septembre 1976, Berlin-Est.

Arno K. écrivain forcé d’occuper un poste d’électromécanicien dans une usine, trouve dans la poche de sa blouse de travail une note :

PERQUISITION AU DOMICILE – AUJOURD’HUI.

La découverte de cette note ouvre le roman de Karsten Dümmel et marque le point de rupture d’un homme qui fait l’objet d’une mesure de « désintégration » décidée par la Stasi.

Arno est écrivain, considéré comme hostile au régime de la RDA, il subit depuis de longtemps les assauts systématiques, entêtés et ô combien vicieux d’une police qui tente de le pousser au suicide :

Un des objectifs du processus opérationnel est d’isoler totalement le sujet de ses amis, collègues et famille et de le maintenir en état d’inquiétude permanente. Le but est d’atteindre un degré d’insécurité provoquant chez la cible l’impression qu’elle ne contrôle plus sa vie.

Privé de la liberté de voyager, assigné à résidence, forcé de pointer dans une usine et astreint à des heures qui ne lui laissent aucun repos, quand le roman commence, Arno est déjà depuis longtemps sous le joug de ses tortionnaires.

La vie de cet homme, qu’on essaye de détruire avec une rigueur méthodique et systématique est, à l’image de la ville comme du roman, morcelée, divisée.

D’un côté l’aujourd’hui : un présent morne, rendu insupportable par les nombreuses privations de liberté dont Arno fait l’objet. Impossibilité d’écrire. Impossibilité de s’exprimer, de communiquer. Cette impossibilité est marquée dans l’écriture par l’absence totale de conversation. On ne compte pas un seul dialogue dans tout le roman. Pas de parole échangée. Rien que les pensées et les souvenirs.

Considéré comme un écrivain prometteur, dont les textes sont loués dans les cercles littéraires, ses écrits sont jugés dangereusement subversifs par la Stasi qui fait en sorte qu’ils soient invariablement refusés par l’ensemble des éditeurs et journaux auxquels ils sont proposés.

Il se dégage la nette impression que l’auteur est dans un état de conflit intérieur insurmontable avec notre société et avec les responsables politiques de notre pays. Il est urgent d’empêcher toute publication en tout cas.

L’écriture des chapitres « Aujourd’hui » est laconique, lapidaire. Phrases non-verbales, descriptions acérées et précises, ponctuées des notes de service de la Stasi. Langage administratif, noms de code, tournures bureaucratiques obscures, une froideur mécanique à l’objectivité glaçante. Le tout évoluant dans une ville silencieuse, laissée pour morte, où même les anges de pierre dans les cimetières se cachent les yeux. Une ville qui peut être considéré comme un personnage du roman. Un personnage en souffrance, suffocant, tremblant, délabré.

Seule la ville n’appartenait à personne – elle était déchirée, à l’image du pays et de ses habitants. Reposant encore dans sa peur. Elle ne dormait plus, sans pour autant être réveillée. Et cependant, elle baignait dans une brume de plaintes tourmentées et de désirs étouffés, de baisers humides et de coups sourds. Un manteau râpé l’enveloppait – usé jusqu’à la corde par le temps.

De l’autre côté l’hier : les souvenirs d’enfance, les vacances passées chez ses grands-parents. L’histoire de sa famille et plus particulièrement de sa grand-mère. Un passé lumineux, odorant, loin de la ville et de sa lumière grisâtre. Un passé habité par deux femmes : sa grand-mère et Maria, la fille d’un diplomate français dont il tombe amoureux.

Les chapitres « hier » regorgent de vie et d’émotions dans une écriture généreuse et douce :

En cette saison-là, le matin tambourinait contre la vitre en toute confiance et le crépuscule sonnait discrètement à la porte. L’union de la rosée du matin et de la brume du soir. Nostalgie et désir se libéraient de leurs chaînes dans les prés et sur les talus.

Le contraste saisissant entre les pans de la vie d’Arno K. La vie d’un homme, chargée de sa mémoire, de son histoire, qu’on essaye de détruire avec un acharnement logique. Organisé. Une créativité foisonnante qui trouve l’occasion de s’exprimer dans l’évocation du passé et qui est complètement brisée, réduite à néant dans le présent.

Et puis il y a les carnets d’Arno. Longs extraits de ses 17 livres qui retracent six années de sa vie. Le seul lien entre le lecteur et la voix du personnage principal. Ces carnets qu’il contemple avec terreur le jour où il trouve cette note dans la poche de sa blouse. Le jour de son basculement.

Tout est consigné dans ses carnets. Ses activités clandestines, son histoire d’amour avec Marie, la sensation qu’il éprouve devant l’étau qui se resserre sur lui. Et il y a également les lettres de Marie, qui voyage et qui lui raconte l’Europe, l’Afrique. Puis les lettres ont cessés. La Stasi a trouvé le moyen de stopper tout échange entre eux, les laissant chacun de son côté de la frontière avec leurs doutes, leurs peurs. Lui dans une prison invisible et elle enceinte…

Au moment où il apprend qu’une perquisition aura lieu, il prend la décision de tout brûler. Toute son histoire, toute sa mémoire. Sa voix s’éteint en cet instant précis, les digues cèdent.

Il n’y avait pas de dialogue. Jamais. Le silence le frappait de plein fouet lorsqu’il laissait remonter toutes seules les images qui logeaient profondément en lui, avant de s’abandonner une nouvelle fois au sommeil.

Le roman se morcelle à nouveau et entre l’insoutenable présent et la mémoire d’un passé révolu s’enchâsse l’avenir, porté par la voix de la fille d’Arno et de Maria qui, de nombreuses années plus tard, part à la recherche de sa propre histoire.

En utilisant un système narratif rigoureusement organisé et fonctionnant par contraste, le roman dépeint avec une très grande justesse l’immense machinerie qui est à l’œuvre et qui a pour but de déshumaniser, de réduire à néant des vies humaines, des histoires, des mémoires.

Porté par une écriture sobre mais minutieuse, qui peut être aussi acérée que lumineuse, Le temps des immortelles est un roman émouvant et dur. Il laisse le lecteur avec un véritable sentiment d’atterrement devant un pan de l’histoire qu’on ne peut ignorer, surtout par les temps qui courent.

Un roman fait de contrastes, à la fois beau, glaçant et nécessaire.

 

 

Karsten Dümmel - Le temps des immortelles  Traduit de l’allemand par Martine Rémon

Quidam éditeur

160 pages

 

 

 

 

Hédia

À propos Hedia

Chroniqueuse

Vous aimerez aussi

MARCO LODOLI

Marco Lodoli – Si peu

Rentrée littéraire : Et jamais leurs yeux ne se rencontrèrent… «Et moi j’ai toujours été au …

2 Commentaires

  1. je n’avais pas du tout entendu parler de ce roman, mais cette belle chronique me donne envie de découvrir l’auteur et cette histoire sombre.Je le note !! Merci !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Powered by keepvid themefull earn money