Certaines histoires personnelles sont, plus que d’autres, liées à la grande histoire. D’ailleurs, n’est-ce pas les petites qui nourrissent la grande et lui donnent plus de véracité ? N’avons nous pas une vision faussée de l’Histoire en ne s’en tenant qu’à une seule version, souvent tronquée, des évènements qui ont marqué les sociétés humaines ? Les romans ne sont-ils pas une manière d’ouvrir les frontières de l’Histoire en traitant de faits réels à travers la fiction, en laissant entendre différentes voix culturelles ?
“Je me réinventais au gré de mes humeurs, de l’intensité de la lumière ou des verres de bière avalés, m’étonnant de constater à quel point un même individu peut être considéré différemment selon l’histoire dans laquelle il décide de s’inscrire.”
Kimiâ, la narratrice, nous conte l’histoire de sa famille au rythme de celle de l’Iran : des changements de régimes qui ont bouleversé la société iranienne à son arrivée en France qui a chamboulé tous ses repères et qui a nécessairement fait d’elle “une autre”. De la révolution politique de ses parents à son adolescence survolté. De la perte d’un pays à la nécessaire appropriation de la “terre promise”.
“Je suis devenue, comme sans doute tout ceux qui ont quitté leur pays, une autre. (…) pour faire de la place à ce que nous sommes devenus. Un être qui s’est traduit dans d’autres codes culturels. D’abord pour survivre, puis pour dépasser la survie et se forger un avenir. Et comme il est généralement admis que quelque chose se perd dans la traduction, il n’est pas surprenant que nous ayons désappris, du moins partiellement, ce que nous étions, pour faire de la place à ce que nous sommes devenus.”
Mais le devenir reste intimement lié au passé. On ne peut comprendre quelqu’un sans le connaître. Pour cela, il nous faut “avaler toutes ses vies, toutes ses luttes, tous ses fantômes”. C’est d’ailleurs à la lumière du passé que l’on parvient à démêler les fils de l’intrigue ; que “L’ÉVÉNEMENT”, comme la présence de Kimiâ dans la salle d’attente d’un hôpital parisien, prennent tout leur sens.
Perdue dans ses pensées, elle nous fait revenir à coup de flashback quelques générations en arrière : à la fin du XIXe, dans le domaine de son arrière-grand-père, Montazemolmolk, où l’on assiste à la naissance de Nour, sa grand-mère. Puis tout au long du siècle suivant où l’on suit les pérégrinations de son père, Darius, et les siennes. Et ce pour notre plus grand plaisir car Negar Dajavadi a l’art de raconter des histoires.
Entre conte oriental et roman contemporain, Désorientale porte une réflexion sur l’être et le devenir, l’exil et l’identité, les différentes facettes d’une société, la logique et les paradoxes d’une culture. Ce livre nous invite à désapprendre ce que nous pensions savoir, à nous défaire de certaines pensées erronées; comme d’autres doivent trouver leur place dans un pays idéalisé qui ne ressemble pas à ce qu’ils pensaient.
“Je sais combien il vous est difficile, au regard de ce qu’est devenu ce pays, d’imaginer cet Iran-là. Cet Iran où les filles portent les cheveux courts et les garçons les cheveux longs ou bien mi-courts; où les jeunes s’habillent indifféremment avec des tuniques amples et des pantalons pattes d’eph et se retrouvent à la tombée de la nuit dans les coins sombres de la ville pour fumer des Marlboro et échanger leurs salives.”
Il a fallu que Kimiâ se sépare de son passé iranien pour se construire un avenir français. C’est avec l’exil que son enfance s’est arrêté, dans la neige pendant l’ascension de la montagne. Mais certaines choses traversent toutes les épreuves et dépassent toutes les fractures culturelles existantes. Qu’elles soient enfouies, refoulées, assumées, extériorisées, elles vivent indépendamment des lois et de la volonté individuelle. Où que l’on vive, quelque soit notre culture, il est des parts de nous-même qui ne changent et ne s’expliquent pas.
Premier roman brillant, tant dans le style que dans le contenu, où drame et humour s’entremêlent sans fausse note sur fond de rock’n’roll. Le ton est juste et la réflexion subtile.
Éditions Liana Levi, 2016
350 pages
Pauline