Dave, petit comptable lambda, à la vie ennuyeuse et routinière, a pour passion de dessiner ce qu’il voit par sa fenêtre. Il aime retracer les lignes tranquilles et sans surprise des passants aux nez braqués sur leurs téléphones, des lampadaires immobiles et des chats qui passent.
Il habite un quartier où tout est impeccable; les arbres sont soigneusement taillés et les maisons bien alignées. Rien ne dépasse, tout est sous contrôle. Tout, sauf la mer qui entoure l’île d’Ici et qui mène à Là. Là renvoie à l’inconnu, l’inavouable mélange de peur et d’envie qui fourmille dans les rêves des habitants d’Ici, ces songes qu’ils ne peuvent pas maitriser et qui dépassent des cases bien rangées de leurs vies toutes tracées.
Dave se complet dans cette existence étriquée, il aime son travail consistant à présenter des données et des graphiques d’éléments qui ne reposent sur rien. Car à l’instar de ses collègues, il ne sait pas quelle action engendre son entreprise ni quel but dessert son travail, mais cela n’inquiète personne: car c’est la routine qui importe avant tout, ce cocon réconfortant où aucune question n’est posée.
Cependant, Dave possède quelque chose de particulier; bien qu’il soit totalement chauve et imberbe de la tête aux pieds, un poil s’obstine à rester sous son nez. Il a beau le couper, l’épiler, le tondre, rien n’y fait, le poil repousse instantanément, de la même longueur et de la même forme.
Dans cette société où chacun possède une coupe au carré et un visage rasé de prêt, cette petite anomalie infime et rebiquante, laisse le protagoniste perplexe.
Jusqu’au jour où, se rendant au travail comme à l’accoutumée, il observe une divergence dans les graphiques habituels. Lignes éclatées, points éparpillés, aucune trace de la logique vide quotidienne. L’angoisse et l’incompréhension s’emparent de Dave, qui se voit confronté à un inconnu terrifiant qui vient casser sa rassurante routine, à la manière des vagues qui déferlent subitement, sans crier gare.
Mais un événement encore plus surprenant va changer le cour de sa vie à jamais; une épaisse barbe commence à lui pousser, à envahir son visage, son appartement puis la ville. Le pauvre petit comptable tente de la couper, de la scier, mais rien n’y fait; la barbe tentaculaire est hors de contrôle.
Très vite, les badauds se rassemblent devant chez lui afin d’observer cette curiosité de la nature qui vient rompre leurs vies bien ordonnées. La curiosité l’emporte sur la crainte, les médias s’emparent de l’affaire et Dave devient rapidement et bien malgré lui une célébrité pileuse.
La ville tente de gérer au mieux le problème, en commençant par faire du quartier du barbu une zone sinistrée, puis en envoyant des coiffeurs ayant pour mission de tailler et donner forme à cette masse en perpétuelle croissance. Bientôt, les jardiniers et les toiletteurs rejoignent les coiffeurs, laissant les citadins s’occuper eux-même de leurs cheveux.
Le désordre s’insinue alors, les personnes se laissent aller et tentent de nouvelles coupes. Chose extraordinaires pour ces moutons formatés si fidèles à la moindre de leurs habitudes.
Les poils s’emparent de la ville peu à peu, et rien ni personne ne peut les arrêter. Alors le maire prend une décision drastique; accrocher une nuée de ballons à la masse fourmillante issue du menton de Dave afin de les élever tout deux dans les cieux, loin d’Ici, pour un Là où ils ne gêneront plus personne.
C’est ainsi que disparaissent la barbe et son propriétaire, s’envolant au dessus de l’immensité de la mer, se perdant au milieu des nuages.
Petit à petit, les badauds retournent à leur routine, mais un petit quelque chose reste changé, un infime mouvement a été lancé. Ici a toujours sa forme parfaite, mais les gens ont pris conscience de la précarité du confort d’un quotidien immobile, d’une minuscule faille qui peut tout renverser: celle de la liberté de penser par sois-même, de sortir des sentiers battus.
Un musée ouvre en la mémoire de Dave, mais les citoyens oublient vite qui il était et le chambardement qu’il a créé. Le sacrifice du comptable a-t’il été inutile? Le confort et l’habitude d’une existence formatée reprendront-ils le dessus?
Cette bande-dessinée est une critique douce et mélancolique de la société, dans la lignée de 1984 d’Orwell. A la fois poétique et bourrée de cet humour latent et désabusé propre aux anglais, La Gigantesque Barbe du Mal donne à réfléchir. On se penche sur chaque case, chaque phrase. Le rythme de ce livre est incroyable; bercé par la narration et par le graphisme flou et simpliste de Stephen Collins, on est comme hypnotisé par l’histoire, happé par la vie ennuyeuse puis par la pilosité folle de Dave. L’auteur réalise un vrai tour de force au niveau de la découpe des pages, qui crée une véritable mise en abîme dans les sentiments du protagoniste principal: les cases se tordent, se déforment et ondulent, les propos sont distillées avec talents. Le tout forme un conte contemporain, qui rappelle la série des Orphelins Beaudelaires aussi bien au niveau de la plume décalée de Lemony Snicket que des dessins de Brett Helquist, semblables à ceux de S. Collins par la technique de hachurages, d’absence totale d’encrage et de l’utilisation du crayon à papier uniquement.
Comparé à l’oeuvre de Roald Dahl, La Gigantesque Barbe du Mal est une bande-dessinée empreinte d’une émotion palpable et d’un fond plein d’intelligence et de réflexions sur la société et le syndrome du mouton dans lequel se conforte l’Homme actuel, laissant cependant une place à l’imagination, l’espoir du libre arbitre et qui appuie sur le manque de spontanéité et sur l’aseptisation excessive des sentiments.
A lire sans plus tarder avant d’être happé par Ici et oublier la beauté mystérieuse d’un Là.
Editions Cambourakis
248 pages
Caroline