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Le Fleuve des brumes

Le fleuve des brumes – Valerio Varesi

Qui sait ce qui se trame sur les rives brumeuses du Pô ? Quels terribles souvenirs se cachent, tapis dans les eaux sombres du fleuve ? Témoin silencieux d’un passé plus que trouble, implacable chef d’orchestre d’une enquête complexe, sinueuse comme son lit, le Pô s’écoule, inexorablement, ne respectant que son propre rythme qu’il impose au lecteur conquis du Fleuve des brumes.

[…] mais lui n’aimait pas l’eau inerte celle qui cogne contre les murs. Il voulait l’eau résolue du fleuve, celle qui sait où elle doit aller.

Il pleut depuis plusieurs jours  et le fleuve est en crue au début du roman, semant la panique chez les carabiniers locaux, qui doivent gérer les évacuations de la population, et préoccupant les vieux navigateurs du coin, qui le surveillent avec attention. Malgré la situation tendue, une péniche largue  les amarres en pleine nuit et provoque l’interrogation de tous. Est-elle conduite par son propriétaire, fin connaisseur du fleuve ? Mais dans ce cas pourquoi personne ne l’a vu, et pourquoi commet-il de grossières erreurs de navigation ? Quand, après un voyage tumultueux, elle finit ensablée sur les berges de Luzzara, le mystère reste entier : la cabine est vide, son propriétaire a disparu.

Le lendemain, toujours par des temps diluviens, le commissaire Soneri est appelé sur les lieux d’un suicide. Decimo Tonna, un vieillard, un drôle d’oiseau qui, pour tromper sa solitude, hante les salles d’attente des services hospitaliers, vient de prendre son dernier envol avant de s’écraser quelques mètres plus bas, au pied de l’hôpital. Suicide ? Peut-être. Pas sûr.

Quand Soneri apprend que le frère de Decimo, Anteo le batelier est porté disparu alors que sa péniche s’est ensablée pendant la crue du Pô, il devient suspicieux. La coïncidence est troublante. À ces faits inquiétants vient s’ajouter le passé des deux frères : anciens fascistes convaincus, militants des Chemises noires, ils ont mené la vie dure aux résistants et aux communistes de la région dans les années 40. Leur mort pourrait-elle être liée à ce passé tourmenté ? Soneri s’engage dès lors dans une enquête lente, nébuleuse, heurtée par le silence et les souvenirs, dans le paysage fantomatique des rives du Pô.

Tout détonne dans ce roman policier habité par l’omniprésence de l’eau. Le rythme d’abord : alangui, il épouse les méandres du fleuve. L’intrigue se déroule lentement, pas à pas. Il est pourtant très difficile d’abandonner la lecture, nourrie non pas par un suspense excessif, mais par un univers parfaitement hypnotisant, dans lequel on est entièrement happé. L’atmosphère moite et brumeuse des berges détrempées, des marais inondés, est décrite avec minutie, avec une éloquence rare, délectable. C’est le second élément qui détonne, cette écriture fine, précise, raffinée.

Le brouillard pesait, immobile, sur les toits alors qu’il déambulait dans les rues désertes du petit matin. Et lorsqu’il eut quitté la ville, il observa les bourbiers de la campagne plate dont il semblait impossible de se détacher pour courir vers le ciel parce que le ciel, avec ses brumes, s’était abaissé jusqu’à embrasser la terre.

Le personnage de l’enquêteur, troisième élément original, se prête volontiers lui aussi au sensationnisme ambiant :

Dans son esprit passaient des nuages sans contours ni formes géométriques. Il n’était pas possible de les enfermer dans un périmètre et il n’avait même jamais essayé.

Taiseux, observateur, intuitif, il semble se laisser dériver plutôt qu’agir, laissant son instinct le guider, sans pouvoir toujours l’expliquer, “machinalement” dit-il. Il est un spectateur attentif, vigilant qui a l’intelligence de comprendre qu’il ne sert à rien de nager contre le courant. C’est avec patience et ténacité qu’il se frotte aux personnalités qui peuplent la grève du Pô. Elles sont, pour la plupart, abruptes et farouches mais parfois également empruntes de sagesse, comme celle de Barigazzi qui règne en maître sur le cercle nautique :

Commissaire, vous le voyez le Pô ? Ses eaux sont toujours lisses et calmes, mais en profondeur il est inquiet. Personne n’imagine la vie qu’il y a là-dessous, les luttes entre les poissons dans les flots sombres comme un duel dans le noir. Et tout change continuellement, selon les caprices du courant. Personne parmi nous n’imagine le fond avant de s’y être frotté et la drague fait un travail toujours provisoire. Comme tout ici-bas, vous ne trouvez pas ?

Sonari, seulement troublé par les assauts inopinés de son excentrique compagne (particularité non négligeable qui, contre toute attente, fait avancer l’enquête), est un vaisseau parfait pour nous guider de villages en troquets, de mémoires en stigmates, à la découverte de bon vin et des souvenirs d’une région déchirée, parfois même défigurée par les conflits politiques. Ces combats vieux de plusieurs décennies ont vu s’opposer les Rouges aux Chemises noires et leurs représentants vieillis, marqués, emmurés dans leurs silences et forcés à une cohabitation bancale, parcourent les pages du roman.

La vérité trouve ses sources dans l’histoire de l’Italie. Une histoire qui, nous prévient  l’auteur, n’est pas aussi éloignée de nous que ce que l’on pourrait croire. Le présent semble avoir peu à envier aux égarements du passé :

On a l’illusion qu’on se souvient parce qu’il semble que tout est toujours identique, comme le fleuve qui n’a de cesse de couler entre une crue et une période d’étiage. Mais en fait on recommence chaque fois de zéro. Les souvenirs valent pour deux ou trois générations, puis ils disparaissent et d’autres les remplacent. Après cinquante ans, on revient à la case départ. Moi, j’ai chassé les fascistes et aujourd’hui ils sont de retour avec mes petits-enfants. Après quoi, eux aussi ils se retrouveront le cul par terre.

Le Fleuve des brumes raconte plus que la vengeance ou la rancœur. A travers une ambiance lourde, une intrigue aux inflexions menaçantes, travaillé par une écriture minutieuse et percutante, le roman crée un lien pénétrant entre un passé douloureux et un présent qui n’a jamais vraiment cicatrisé. Grâce à un véritable talent narratif, Valerio Varesi dévoile une constance absurde dans la violence qui a la permanence des eaux, l’immuabilité de l’écoulement du fleuve.

 

Le Fleuve des brumes

 

 

Éditions Agullo Noir

Traduit de l’italien par Sarah Amrani

315 pages

 

Hédia

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Chroniqueuse

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