Les ouvrages d’art, et particulièrement les ponts, ont un pouvoir de fascination assez certain sur moi. Leur allure et leur place dans le paysage se superposent au projet, aux connaissances indispensables à leur naissance, puis la construction, les constructions, les vies qui s’y imbriquent et s’y impliquent, la transformation des lieux et des personnes. Si l’on y ajoute leur symbolique, il y a de quoi rêvasser sous le viaduc de Millau pendant un bon moment.
Ici, Kit Meinem d’Atyar, l’un des plus brillants ingénieurs de l’Empire, a été missionné pour un travail important et unique : construire un pont entre Procheville et Loinville, les deux rivages de l’Empire séparés par le fleuve de brume. Si les deux villes, et les deux moitiés, ne sont pas complètement isolées grâce aux traversées par les bacs, celles-ci s’avèrent néanmoins dangereuses car sous la brume se dissimulent des Géants, des poissons d’une taille inhabituelle et sans doute d’autres créatures mystérieuses. Et puis il y a la brume elle-même, d’une consistance difficilement appréhendable, pas vraiment vaporeuse, épaisse et corrosive. La présence de ce fleuve et des modes de vie qu’il implique sont profondément ancrés dans les traditions des habitants de Procheville et Loinville, et se ressentent dans leur philosophie et leur manière d’être. Kit Meinem d’Atyar, bien que rompu aux différents peuples de l’Empire du fait de son mouvement constant d’un projet à l’autre, se rendra compte au fil du temps qu’il ne fait pas que construire un pont par-dessus un fleuve…
Les deux derniers titres de la collection Une Heure-Lumière, bien que très différents, n’ont pas fini d’attiser les discussions et d’attirer les comparaisons, à tort ou à raison. On ne peut que souligner que les deux, à leur manière, nous emmène dans une littérature de la réflexion plus que de l’action. Dans Un pont sur la brume, cela prend des dimensions quasi anthropologiques et sûrement philosophiques. C’est l’histoire d’un projet qui semble d’une part un défi d’ingénierie et d’autre part un bouleversement local avec un écho impérial, d’un apprentissage et d’une découverte, de la construction non seulement d’un pont, mais également d’une compréhension, d’une altérité. Mais n’est-ce pas aussi l’objectif d’un pont ? C’est un bâtissage long, avec ses complications anodines comme dramatiques, ses liens tissés tels les cordages des haubans, mais aussi parsemés de moment de grâce, de rencontres.
Rasali Bac de Loinville fait les traversées depuis que son frère est mort, qui avait lui-même pris le relais de son père après son décès… La jeune femme, loin de considérer son métier comme dangereux et pénalisant pour son futur, construit sa philosophie de vie sur lui, voyant la brume non comme un défi, mais presque comme une alliée, en tout cas comme un membre important de sa vie. La construction du pont va venir chambouler tout ce qu’elle connaît et ce qui a bâti sa famille et son nom, et pourtant elle ne verra jamais l’édifice comme un ennemi.
Les personnages de Kij Johnson ont la particularité et la beauté de se défaire de tout stéréotype, ce qui permet à l’auteur de se concentrer sur son histoire et la leur, et de nous livrer une novella de haute volée, intelligente et magnifiquement développée. Je ne connaissais pas la dame avant cette parution et espère bien avoir l’occasion de recroiser son nom.
Une Heure-lumière, éditions du Bélial,
Traduit de l’anglais par Sylvie Denis
Couverture par Aurélien Police
140 pages
Marcelline