“The Yellow Wallpaper. A Story” (traduit par “La Séquestrée” en français) est une nouvelle de Charlotte Perkins Gilman, publiée en 1892 dans The New England Magazine.Pour vous remettre dans le contexte, L’Etrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde a été publié en 1886 et Dracula en 1897. Bien que Charlotte Perkins Gilman n’ait jamais qualifié aucune de ses (très nombreuses) œuvres de gothique, il est particulièrement intéressant de lire cette nouvelle sous cet angle. Elle fait d’ailleurs référence aux clichés de nombreux romans gothiques dans les premières pages de sa nouvelle, la narratrice comparant la maison de campagne aux sombres châteaux effrayants, figures centrales de la littérature gothique. En effet, l’œuvre de Charlotte Perkins Gilman est profondément ancrée dans le combat féministe que l’auteure mène et, comme le disait Henry James : “toute histoire de fantômes est ancrée dans la réalité en mille points”. Lorsque vous lisez la nouvelle de Charlotte Perkins Gilman, vous avez l’impression d’être dans une terrifiante histoire, rendue encore plus horrible parce que vous savez qu’elle est ancrée dans la réalité.
L’intrigue peut être résumée ainsi : la narratrice est une femme est diagnostiquée d’un trouble nerveux passager par son médecin, qui se trouve être également son mari, à la suite de son accouchement. Il est fort probable que Gilman ait attribué à la narratrice les mêmes symptômes de sa propre dépression post-partum. Tout comme Gilman, la narratrice doit suivre la “cure de repos” du docteur Weis Mitchell. Le docteur Weis Mitchell était un médecin renommé pour diagnostiquer ses patientes comme hystériques avant de leur conseiller de ne pas s’épuiser avec des travaux intellectuels et leur préférer l’exercice et surtout, les travaux domestiques. Devenir la maîtresse de maison idéale comme remède contre la dépression… Bien qu’il ne soit pas nommé dans la nouvelle, le mari de la narratrice évoque la possibilité d’emmener celle-ci voir un médecin spécialiste si elle n’améliore pas son état au plus vite.
Afin d’aider sa femme à guérir, John l’emmène dans une maison de campagne où elle pourra prendre un bon bol d’air frais, un petit peu d’exercice et surtout beaucoup, beaucoup se reposer. Il installe leur chambre à coucher dans une ancienne nursery où il y a des barreaux aux fenêtres et le lit est littéralement cloué au plancher. C’est le moment où vous commencer à réaliser que l’horreur ne sera pas uniquement confinée à la folie de la narratrice.
Puis apparait le papier peint jaune.
Procédons au kit de survie ! Il sera très léger :
- Charlotte Perkins Gilman a écrit un très court texte intitulé “Pourquoi j’ai écris ‘The Yellow Wallpaper’ ” dans lequel elle explique qu’elle a elle-même été victime de la “cure de repos” du docteur Weir Mitchell et que son but, en écrivant cette nouvelle, n’a pas été d’entraîner les autres sur les traces de la folie mais, au contraire, de les en préserver.
- vous allez avoir besoin de vous renseigner sur l’hystérie et surtout sur l’histoire de l’hystérie au XIXème siècle. A l’époque, diagnostiquer l’hystérie était surtout un moyen de discréditer, faire taire les femmes qui étaient un peu trop rebelles (en fait vous n’avez peut-être pas besoin de remonter jusqu’au XIXème siècle) Une fois diagnostiquées, ces femmes étaient souvent “soignées” en étant attachées à leur lit et nourries à la main (apparemment, la crème, juste de la crème, était le meilleur repas pour elles) pour qu’elles se “reposent”. Les plus sages avaient le droit de faire de l’exercice physique. Les cas les plus graves étaient internés et subissaient les “massages génitaux” des docteurs qui aideraient à calmer leur uterus, la source de tous les troubles (hystérie vient du grec uterus, les médecins avaient des théories très… intéressantes sur l’uterus à l’époque) Bref, il est essentiel de connaître le contexte pour comprendre la nouvelle. De plus, se renseigner sur l’hystérie vous donnera de nombreuses clés de lectures pour d’autres romans gothiques comme Dracula où il est très facile de voir le traitement de Lucy par Van Helsing comme celui d’une patiente hystérique. Diane de Margerie, la traductrice et l’éditrice de l’édition que je vous propose vous guidera avec beaucoup plus de maîtrise et de talent lors de ce voyage de découvertes qui vont vous glacer le sang.
- de même que la connaissance du diagnostic et du traitement de l’hystérie, il sera probablement utile (selon votre humble narratrice) de connaître les ressorts de la maltraitance émotionnelle. On retrouve en effet ce thème dans de nombreux, nombreux romans gothiques, que ce soit entre une femme et son mari, comme c’est le cas dans cette nouvelle, ou une femme et son médecin, comme c’est aussi le cas dans cette nouvelle, ou même entre des parents adoptifs et l’enfant qu’ils recueillent (The Mysteries of Udolpho, Jane Eyre, Wuthering Heights sont tous des exemples de maltraitance émotionnelle) Vous allez probablement vous rendre compte que la façon dont le mari de la narratrice n’est pas normale, mais “The Yellow Wallpaper” illustre parfaitement les ressorts de ce genre de manipulation, notamment le processus de gaslighting pendant lequel le manipulateur fait en sorte que la victime se questionne elle-même plutôt que le manipulateur en question.
Nous pouvons résumer le kit de survie en une phrase : “The Yellow Wallpaper” est une œuvre féministe. Elle tente de dénoncer le traitement des femmes dans la société américaine de l’époque. Gilman explore à la fois le statut public et le statut privé de la femme à travers la figure de John qui est à la fois le mari et le médecin de la narratrice. Lorsque les deux figures se mélangent en un personnage, le lecteur se rend compte que la femme est soumise à une figure patriarcale qui l’infantilise de façons toutes plus terrifiantes les unes que les autres. La narratrice est en effet enfermée dans une ancienne nursery comme un enfant qu’on aurait grondé et John refuse de l’écouter lorsqu’elle demande à ce qu’ils s’installent dans une autre chambre comme si elle était un enfant faisant un caprice. John se conduit de la même manière en tant que médecin. Lorsque la narratrice se plaint de ne pas aller mieux, il lui répond un glaçant : “Dieu garde son cœur, elle sera donc malade autant qu’elle le voudra !” Non seulement il parle d’elle à la troisième personne comme s’il avait besoin de prendre quelqu’un d’autre à partie parce que sa femme n’est pas assez raisonnable ou mature pour qu’il s’adresse à elle directement, mais en plus il rejette la faute de sa maladie sur elle (ce qui est la tactique de manipulation émotionnelle numéro 1)
Cette infantilisation fait perdre à la narratrice son droit de décider ce qui lui est fait. Beaucoup vous diront que la façon dont la narratrice est traitée est bien plus terrifiante que ses hallucinations et votre humble narratrice fait partie de ceux-là.
Il est d’ailleurs essentiel de noter que l’une des interdictions les plus formelles adressée à la narratrice est l’interdiction d’écrire. Interdiction que la narratrice s’empresse de braver en écrivant le journal que le lecteur est en train de lire. Le traitement de l’hystérie au XIXème siècle vise à remodeler les femmes hystériques en parfaites maîtresses de maison (ce que Virginia Woolf appelle “the angel in the house” littéralement “l’ange de la maison”) L’interdiction d’écrire prouve que l’écriture est une menace fondamentale pour l’ordre établi des choses. L’écriture, particulièrement l’écriture des femmes, est un affront, une gifle, une porte claquée (référence à The Tenant of Wildfell Hall) à la figure du règne autoritaire du “proper”, du convenable, du comme il faut.
Lire “The Yellow Wallpaper” a été une re-découverte pour votre humble narratrice, comme un rappel de la raison pour laquelle elle aime tant lire. Lire, c’est comme entendre la voix de celles qui, comme la narratrice, comme Charlotte Perkins Gilman au moment de son traitement, comme toutes ces femmes hystériques, n’ont pas été entendues, n’ont pas été crues. C’est les entendre réclamer l’attention de ceux qui les ont ignorées et juger ceux qui les ont jugées. Ecrire et lire, c’est remettre en question ce qui semble établi, marqué dans la pierre, ces conventions, ces jugements qui semblent objectifs et qui sont loin de l’être.
La thème de la femme comme écrivaine, artiste, n’est pas seulement exploré à travers l’interdiction d’écrire. Le papier peint, outre sa dimension fantastique, a posé de très nombreuses questions à votre humble narratrice. En lisant la nouvelle, on a l’impression que le papier peint pourrait être un texte avec ses motifs et ses motifs en filigrane. Peut-on faire une lecture métafictionnelle de “The Yellow Wallpaper”? Le papier peint est-il le texte d’un auteur masculin, perpétuant la vision patriarcale des femmes ? Ou est-il le texte étrange, abominable, monstrueux, d’une écrivaine ? Ce serait une lecture intéressante…
Votre humble narratrice voudrait juste terminer cette chronique en évoquant la structure de la nouvelle qui, on ne vous l’apprend pas, est brillante. C’est à ce moment que lire “The Yellow Wallpaper” comme une œuvre gothique porte tous ses fruits. Dès le début, la narratrice révèle que la maison dans laquelle l’intrigue se déroule a été abandonnée après une dispute entre les héritiers. Si le motif de la maison abandonnée vous rappelle le genre gothique, le thème des problèmes d’héritage est également central pour le gothique. Par exemple, dans le tout premier roman gothique, The Castle of Otranto, le château en question est occupé par une famille dont l’ancêtre a usurpé le droit en assassinant l’héritier légitime. L’horreur qui se produit pendant le roman est l’héritage de ces usurpateurs d’héritage. Donc “problème d’héritage” devrait nous mettre sur la piste “gothique” qu’on ne tarde pas à retrouver immédiatement dans la figure du double.
Le double, comme nous l’avons vu dans L’Etrange Cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde, est une figure de transgression. Quand le double apparait, la confusion s’installe et les limites sont transgressées. La cause et la conséquence se mêlent, se confondent et semblent disaparaitre dans le chaos le plus total. Ainsi, lorsque la narratrice commence à discerner une autre femme sur le papier peint, la nouvelle prend un tournant abrupt et le lecteur se retrouve soudainement aussi perdu que s’il se trouvait dans un labyrinthe (qui est un motif récurrent dans les romans gothiques, notamment dans la novella de Stevenson) Qui est la narratrice ? En quoi est-elle en train de se métamorphoser ? Se métamorphose-t-elle vraiment ou est-elle enfin révélée aux yeux du lecteur ? La narratrice, toujours très peu fiable, s’enfonce de plus en plus dans une folie où le lecteur ne peut pas la suivre. De victime naïve et innocente, elle devient plus lucide quant au rôle que son mari-médecin joue dans sa folie, tout en devenant de plus en plus folle alors qu’elle croit trouver la solution à sa folie dans le papier peint.
Liée à cette métamorphose, le papier peint évolue également : de laid et repoussant, il devient curieux et grotesque et enfin, il atteint son apogée en devenant l’objet d’une fascination destructrice.
Enfin, une dernière inversion s’opère lors de cette descente dans la folie, une inversion tout à fait saturnale entre la narratrice et son mari. A la fin de la nouvelle, celle que l’on croyait être l’héroïne gothique devient le monstre de l’histoire et le monstre devient la vulnerable victime qui s’évanouit devant un horrible spectacle.
Comme vous pouvez le voir, la nouvelle de Charlotte Perkins Gilman est incroyablement riche, intense, à l’image du papier peint dans lequel la narratrice voit, observe, et cherche des motifs, des figures, des monstres qui semblent lui échapper jusqu’à ce qu’ils reviennent la hanter et la posséder. Vous pouvez la lire d’une traite, mais vous reviendrez pour découvrir encore et encore et encore.
112 pages
traduction de Diane de Margerie
édition Phébus