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Karen Connelly – La cage aux lézards

Birmanie, 1995, dans ce pays-prison dirigé par la junte militaire depuis plusieurs décennies, les voix dissidentes sont censurées, emprisonnées, torturées, exécutées ou maintenue en vie…

«Leur pouvoir prend des formes tellement inattendues. Tantôt le pouvoir, c’est tuer. Tantôt c’est garder quelqu’un lamentablement en vie. Ces deux choses semblent diamétralement opposées, mais elles sont semblables : elles proviennent de la même volonté de contrôler, de violenter.»

En 1988, à la suite d’une des nombreuses manifestations qui agitent le pays, Teza, un jeune chanteur, a été arrêté et condamné à vingt ans de prison pour avoir écrit des chants révolutionnaires ; “(…) d’autres étaient morts par millier dans les rues, coupables de deux crimes impardonnables : savoir qu’ils méritaient une vie décente, et avoir le culot de l’exiger”. Détenu dans la prison de haute sécurité de Rangoon, appelée la “cage”, il croupit depuis sept ans dans une cellule d’isolement sans aucun contact avec l’extérieur. Lézards, fourmis, araignées et autres insectes sont ses plus fidèles visiteurs. Il les observe, leur parle (un passe-temps précieux quand on est coupé du monde) et envie leur liberté de mouvement. Une fissure, une bouche d’aération leur suffit pour rentrer et sortir à leur guise, alors que les seules évasions possibles de Teza sont spirituelles. Il n’a plus que le souvenir et la méditation pour survivre, pour ne pas céder à la haine de ses tortionnaires et au désespoir. Se réfugier en lui-même, réinventer sa vie intérieure, sont les seuls moyens pour ne pas devenir fou.

«Il n’a aucune idée du nombre de personnes qu’il tue et qu’il emprisonne. Des centaines. Des milliers. Parfois ces longues séries de vengeance systématique surviennent pendant sa méditation, alors il abandonne sa respiration et charge comme un soldat, tirant comme un fou dans le mur sombre des arbres où l’ennemi attend, invisible et immuable.»

Au-delà du “cercueil de teck” où est isolé le chanteur, la prison, surpeuplée de prisonniers politiques comme lui et de détenus de droit commun, vit au rythme des trafics, du travail pénitentiaire, des tortures, des fouilles surprises, des révoltes… Teza se contente des bribes d’informations qui lui parviennent par le biais du prisonnier qui vient lui apporter ses repas et parfois quelques cheroots. Ce n’est pas tant pour les fumer qu’il en demande que pour récupérer les morceaux de papier journal dans lesquels ils sont roulés : sa seule opportunité de lecture. «Les mots sont comme les fourmis. Ils font leur chemin à travers les murs les plus épais, mangeant les briques et se nourrissant de ce silence même censé les étouffer». Les trafics font partie de la vie en prison : du savon, de la nourriture, de la drogue…ça circule de main en main, de cellule en cellule, de bâtiment en bâtiment… personnel, détenus, tous participent à ce marché parallèle – rouage vital dans le fonctionnement de la prison. Ils améliorent le quotidien et apaisent les ressentiments quand ils ne sont pas la source de règlement de compte.

Dans ce microcosme carcéral vit Nyi Lay, un orphelin de douze ans à la fois chasseur de rats, masseur, coursier… autant de fonctions qu’il assure avec sérieux et qui lui permettent de subsister parmi gardiens et détenus. Quand Teza découvre son existence, il est intrigué par la présence de cet enfant qui est visiblement aussi farouche qu’affamé. L’apprivoiser semble impossible, pourtant au fil des regards et des gestes qui nourrissent leurs conversations silencieuses, un lien se crée entre eux. De ce lien naît un peu d’espoir, une pointe d’humanité qui éclot comme une bulle d’air, fragile, au milieu de la brutalité aveugle et des injustices subis.

La cage aux lézards est issu des nombreux témoignages de dissidents, d’exilés, de résistants en groupe armé, que Karen Connelly a recueilli pendant plusieurs années sur la frontière Thaïlande/Birmanie et à travers le monde. Entre artistes, journalistes, «anciens prisonniers politiques et gardiens de prisons sans emploi, jeunes employés de tea-shops et vieux vendeurs de noix de bétel», la diversité de ses sources lui a permis d’avoir à la fois une large vision de la situation politique et des détails sur la trajectoire personnelle des hommes et des femmes pris dans l’engrenage de cette guerre civile ; sur ces vies traversées par l’histoire du pays.
L’auteur expose ainsi dans toute leur violence, les passages à tabac réguliers, les conditions de détention, la corruption, la faim, les maladies… Pourtant ce livre laisse une étrange impression de sérénité, de paix intérieure. Comme si la force morale qui habitait Teza était plus puissante que toutes les douleurs physiques et morales, comme si, une fois sa liberté intérieure acquise, plus rien ne pouvait l’atteindre.

La cage aux lézards Karen Connellyéd. Buchet Chastel, 2007
607 pages
trad. Sylviane Lamoine

Pauline

À propos Pauline

Chroniqueuse

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