«Les lecteurs sont des voyageurs, ils circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits» Michel de Certeau
Objet de passion comme de méfiance, le livre, par les controverses qu’il déclenche encore, ne risque pas de disparaître. Si on revient sur son parcours (cf Histoire du livre de Bruno Blasselle, très enrichissant soi-dit en passant), on ne peut que souligner l’importance de l’écriture et de la lecture dans l’évolution de l’Homme et de la société. La censure dont le livre a pu (et peut encore) faire l’objet est une preuve indéniable de son potentiel. Le “danger” comme la liberté qu’il représente vient des mots : du savoir qu’ils recouvrent, des sens et des interprétations multiples qu’ils peuvent avoir et que l’on peut en faire.
«Aucune autorité ne peut contrôler totalement la façon dont un texte est lu, compris, interprété»
Toute digression mise à part, Michèle Petit est anthropologue et a fait de la lecture son sujet de prédilection. Dans Éloge de la lecture, elle s’intéresse aux pouvoirs et aux vertus de la lecture (notamment celle de textes de fiction allant du Livre de la jungle de Rudyard Kipling aux œuvres d’André Gide) et l’aborde sous toutes ses coutures, que ce soit d’un point de vue social, culturel ou psychanalytique. Son analyse porte sur notre rapport à la lecture et la place qu’elle occupe dans notre relation au monde. Elle souligne ainsi le fort potentiel de la lecture qui, au-delà d’être un loisir et/ou un outil éducatif, est un facteur d’émancipation.
Des nombreux témoignages récoltés au cours des études qu’elle a mené, il ressort que la lecture est un zone de liberté qui permet de se créer un coin à soi tout en s’ouvrant sur le monde. Elle agit sur le corps et l’esprit, dans le temps et l’espace. C’est un moyen d’échapper au sentiment d’enfermement : «Ce que bien des lecteurs et des lectrices ont éprouvés dans la rencontre avec les livres, et quelquefois dès le plus jeune âge, c’est la présence des possibles, l’ailleurs, le dehors, la force de sortir des places attribués, des espaces confinés.»
La littérature, comme tout œuvre de création, est capable de nous faire sortir des sentiers battus et, en nous faisant emprunter des chemins méconnus, de nous mettre face à nos ambivalences, nos contradictions, d’ouvrir des débats intérieurs. Par la place qu’elles laissent à l’imagination, la rêverie, la créativité, la subjectivité, les œuvres littéraires invitent à se réapproprier un savoir, des idées… Par conséquent, la lecture est une forme de résistance à un collectif social imposé que ce soit par une autorité politique, religieuse ou familiale. Elle offre ainsi la possibilité de penser par soi-même, de se construire sur des modèles multiples et d’assimiler différentes cultures. À tout âge, elle représente une source inépuisable de réponses dans notre quête identitaire.
«Dans nos sociétés de changements continus, chacun doit construire le sens de son existence, son montage identitaire, son statut, par un travail subjectif permanent. Chacun fait ses propres expériences tant bien que mal, en quête de valeurs, de repères, de limites là où les limites symboliques font défaut, avec tous les risques que cette recherche comporte – en particulier lors de l’adolescence. C’est une raison supplémentaire pour s’intéresser au rôle de la lecture dans la découverte et la construction de soi, dans l’ouverture sur d’autres cercles d’appartenance. Non qu’elle puisse tout réparer – ce serait naïf de le penser – mais parfois contribuer à symboliser ses pulsions destructrices, à élaborer sa pensée, à donner une plus grande liberté pour se porter ailleurs que sur les chemins tout tracés par le destin.»
Pour chacun de nous et notamment pour ceux ayant vécu un déracinement culturel (exil, émigration), un enfermement (physique ou éducatif), une maladie (physiologique ou mentale), la lecture peut-être vécu comme un refuge, une terre d’asile.
«Si elle permet de se découvrir ou de se construire, elle devient cruciale lorsque l’on doit se reconstruire, après un deuil, une maladie, un accident (…), toutes les épreuves dont nos destins sont faits, toutes les situations qui mettent à mal la représentation que l’on a de soi et le sens de sa vie. La lecture joue alors un rôle d’autothérapie.»
«Quand on a été bercé dans une langue, une culture, puis tenu de grandir dans une autre, au plus loin de la première, où l’on est marginalisé, la capacité à symboliser peut être mise à mal. Il faut alors élaborer des passages, conjuguer l’une et l’autre, retrouver un passé pour permettre un avenir et éviter ces désarrois identitaires (…)»
Si la lecture est une pratique solitaire, elle nous relie au monde. C’est une activité individuelle mais pas “désociabilisante” dans le sens où elle a la capacité de changer notre rapport aux autres autant qu’à nous-mêmes. La lecture crée une interaction entre notre moi intérieur et la société dans laquelle on vit car toute œuvre de fiction fait écho à une certaine réalité. La littérature contribue à (re)donner un sens à notre existence ainsi qu’à nous faire participer à la marche du monde avec un certain recul et par des voies détournées.
Faire l’éloge de la lecture ce n’est pas la sacraliser. Ce serait donner aux livres une autorité et une rigidité qu’ils n’ont pas forcément. «La lecture (…) ne peut pas réparer le monde de ses désordres. Elle ne garantit pas forcément un devenir scolaire plus réussi. Elle ne rend pas vertueux». C’est «un viatique pour se découvrir ou se construire, pour élaborer son intériorité, sa subjectivité». L’écrivain, par l’exercice de la narration, ouvre des frontières invisibles en nous. La lecture n’est donc qu’une éternelle chasse aux trésors, d’un monde à un autre.
Le livre de Michèle Petit est, en toute subjectivité, très constructif. En espérant que ce petit «découpage et collage» n’altérera pas trop la qualité et le sens de cet ouvrage… car braconner n’est pas aisé.
«La lecture est peut-être une expérience vitale plus que sociale». Michèle Petit
éd. Belin (coll. Nouveaux mondes), 2002
159 pages
Pauline
J’avais prévu de le lire, sans doute grâce à Régine Detambel, et maintenant, surtout, grâce à cet article