Bonjour Patrick K. Dewdney. Tu es l’auteur du roman Crocs chez Écorce éditions/La Manufacture de Livres, paru cette année ainsi que Neva, chez les Contrebandiers, Mauvaise Graisse, chez Geste éditions, et un recueil de poésies, Perséphone Lunaire. Peux-tu nous parler un peu plus de ton dernier roman, Crocs ? Comment est-il né ? Quel fut le point de départ ? Combien de temps a pris l’écriture de ce texte ?
Bonjour Teddy, Alors… Très clairement, les origines de tout ça, c’est ma collaboration avec Cyril Herry et les éditions Écorce. Je mûrissais l’idée d’un récit un peu atypique destiné à Cyril depuis un certain temps déjà, parce qu’il me l’avait demandé, mais aussi parce que j’en avais envie. Crocs est né de cet espace-là : j’étais curieux de voir ce qui se passerait si je rompais totalement avec ma méthode de travail habituelle, si je m’autorisais à me “lâcher” en quelque sorte, et j’ai pu mener l’expérience à bout grâce au cadre de confiance fourni par Écorce.
Le point de départ concret, ça a été deux séjours sur le Plateau de Millevaches, où se déroule l’intrigue de Crocs. La première fois en septembre, dans une cabane au bord du Lac de Vassivière, j’en ai profité pour vivre dix jours au plus proche de la nature qui est mise en avant dans le roman. J’ai goûté à l’eau des tourbières, mangé du champignon et dormi sur la sphaigne. J’ai vraiment cherché la communion avec le lieu dont j’allais parler. L’écriture a commencé immédiatement. Ça a été comme des écluses qui s’ouvrent, très intense et très prolixe, tout de suite.
La seconde fois, un mois plus tard, ça a été dans un chalet, chez des copains que j’avais justement rencontrés durant le premier séjour. L’expérience a été différente, forcément, mais j’ai pu faire d’autres choses grâce au pied à terre : de vraies longues marches, explorer des détails qui m’échappaient jusque-là. J’ai passé en tout un peu plus de trois semaines sur le Plateau au début de l’automne 2014. J’en suis reparti avec les deux tiers de mon livre.
Crocs a été écrit en trois mois et demi, si on ne compte pas le re-travail. C’était une première pour moi, qui suis plutôt lent, d’habitude. C’est drôle parce qu’on parlait de ça avec mon éditeur il y a quelques jours, et il me disait que Crocs donnait l’impression d’avoir été écrit sur une période plus longue parce que le texte semble excessivement travaillé. Mais en fait pas du tout, c’est même l’inverse. Crocs est né comme une explosion, je l’ai envoyé à Cyril presque sans retouches. Nous avons mené un travail de ré-écriture derrière, bien-sûr, mais c’est resté relativement léger.
Comment es-tu venu à l’écriture? Quels sont les écrivains qui t’ont marqué et le plus donné envie d’écrire?
Pour faire court, je suis né malvoyant, et ça n’a été diagnostiqué que tardivement, vers l’âge de cinq ans. Je me suis donc orienté rapidement vers la lecture, et j’ai appris à lire tout seul, très jeune. Le livre était quelque chose que je pouvais tenir très près de mon visage, une sorte de fenêtre qui faisait la lumière alors que l’extérieur, le reste du monde, était une entité extrêmement floue. Les écrivains qui m’ont donné envie d’écrire, c’est difficile, parce que dans un sens, j’ai envie de dire « tous ». Quand on a initialement construit son rapport au monde via l’imaginaire suscité par les histoires, je crois que chaque texte devient l’élément d’une construction personnelle.
En y réfléchissant bien, il me semble que j’ai davantage été marqué par des livres que par des auteurs. Le Seigneur des Anneaux a été une grande révélation pour moi, et je trouve encore ce bouquin assez magistral. Avec Des souris et des Hommes, j’ai découvert qu’un livre pouvait faire pleurer. Chrysalides (de John Wyndham) me l’a confirmé, et Le vieil homme et la Mer est pour moi une sorte d’oignon littéraire. Je crois que c’est davantage l’existence de ce foisonnement incroyable de récits, d’univers, de mondes, qui m’a donné l’envie d’ajouter ma goutte à l’océan. Je sais quelle joie m’apporte la littérature. L’idée de pouvoir redonner ça, susciter ça chez l’autre ne serait-ce qu’un petit peu me bouleverse absolument.
Je sais que tu écoutes pas mal de musique, est-ce qu’elle t’aide à écrire ou est-ce un élément totalement à part dans ta vie ? Beaucoup d’écrivains l’utilisent pour s’aider à trouver un rythme ou une ambiance dans leurs textes. Est-ce ton cas?
Complètement, mon rapport à la musique est quasi-permanent. Quand je ne suis pas entrain d’en écouter (d’ailleurs, là tout de suite j’écoute l’album R. Borlax, de Horse the Band), j’en chantonne (au grand désespoir des gens qui habitent avec moi). De la même manière que je ne dissocie pas l’écriture de ma vie, je crois qu’il me serait tout aussi impossible d’en dissocier la musique. En vrai je dirais que mes premières expressions artistiques sont nées de la musique : moi-même je ne pratique pas d’un instrument, mais la plupart de mes amis sont musiciens. Il y a des émulsions comme ça, des cercles qui permettent à autre chose d’éclore. La création appelle et nourrit la création, il me semble, et en vrai, je ne connais aucun artiste qui ne s’intéresse pas à l’Art d’une manière plus générale.
La musique quand je travaille, j’en fais aussi un outil, d’une certaine manière. En amont cela participe à la mise en place des premières esquisses sensibles, des « couleurs » mentales qui constituent chez-moi la genèse d’un texte. Je me dis parfois que je suis vaguement autiste, parce que je n’ai pas d’autre mot pour ça, ce sont des couleurs. Crocs, au tout début, c’était une simple impression bleu-clair, strié de blancs évanescents. Ce processus-là est plutôt passif et complètement hasardeux. C’est un nourrissage aléatoire, duquel la musique est un élément au même titre que le reste de mon environnement.
Ensuite, par contre, quand l’écriture commence pour de bon, je m’en sers en conscience. Pas tant pour créer une ambiance (et puis si je devais suivre le rythme de certains des trucs que j’écoute au clavier, j’aurais plus trop de doigts) mais plutôt comme une sorte de déclic ou de piqûre de rappel. Je vais écrire un texte en écoutant trois ou quatre musiques différentes (et qui ne sont d’ailleurs pas forcément les mêmes que j’ai écouté durant l’élaboration), et chacune va « colorer » la narration d’une certaine manière. Quand je vais m’asseoir pour écrire, je vais démarrer cette musique pour accélérer le processus d’immersion, et retrouver mes marques dans le texte par effet d’accoutumance. Je sais généralement quel morceau, ou quel album je dois mettre pour retrouver l’état d’esprit qu’il faut, la note émotionnelle que je cherche. En fait, je me dis que c’est à la limite de l’hypnose légère.
Est-ce qu’au contraire, une musique t’a déjà inspiré une scène ou une ambiance à laquelle tu n’avais pas du tout pensé avant ? Comme si à l’écoute de tel ou tel morceau l’image s’était imposée à toi?
Des scènes spécifiques, non, je ne crois pas. Des ambiances, oui c’est indéniable. Il y a des découvertes musicales qui chamboulent profondément, qui enfoncent des portes fermées et qui ouvrent des frontières dont on ne soupçonnait pas l’existence. Tool me fait cet effet-là. Lateralus est un peu mon album d’île déserte. Son écoute conjure encore en moi des univers nouveaux. Je ne m’en suis jamais lassé. Pour faire vaguement du hors sujet, mais pas tant, c’est à l’écoute de Noir Désir et des textes de Bertrand Cantat que je me suis réellement mis à écrire de la poésie. En découvrant ce groupe, j’ai pris conscience de la force que pouvait avoir l’écriture par elle-même, en tant qu’objet, dissociée d’une quelconque narration. Il me semble que la trajectoire sur laquelle je me trouve aujourd’hui doit beaucoup à cette réalisation-là, parce que ça a profondément changé ma façon d’envisager l’écriture. En fait, le rythme, le découpage et les associations émotionnelles que l’on provoque par l’usage de l’abstrait conditionnent autant le texte que le concret des mots que l’on aligne.
D’ailleurs quelle pourrait être la bande son de Crocs ?
Eh bien Crocs a une bande son bien définie. J’ai écrit ce livre en écoutant en boucle deux albums de Godspeed You! Black Emperor, nommément Yanqui U.X.O. et Allelujah!Don’t bend!Ascend!. Le troisième élément musical dont je me suis servi pour Crocs est la bande originale du film The Fountain, (de Aronofsky) composé par le génie Clint Mansell. S’il y a des lecteurs qui veulent vraiment aborder Crocs dans des conditions optimales, je leur suggérerais de tenter cette combinaison musicale pour accompagner leur lecture.
Clint Mansell est incroyable, même sur Noah la composition est minutieusement travaillée. Il privilégie l’ambiance qui soutient la scène plutôt qu’ apporter des thèmes musicaux forts, comme John Williams ou Danny Elfman. Penses-tu que la musique dans un film, et aussi quand elle est proposée avec un texte, a un rôle narratif, ou se contente-t-elle d’avoir juste un rôle secondaire purement esthétique ?
Je pense qu’il y a deux écoles, que la maîtrise de l’une ou de l’autre est déjà un grand accomplissement, et que le reste, ce sont des appréciations personnelles. Moi-même j’ai une petite prédilection pour l’objet artistique « complet », et ça vaut autant pour les films que les groupes ou les livres. J’aime bien l’idée de la fusion : un artiste comme Mansell va à la fois épouser et modeler ce sur quoi travaille, parfois même en amont, parce qu’il a un véritable univers à lui, et j’imagine que quand on décide de bosser avec Clint Mansell, on veut le compositeur, mais son ambiance, aussi. Du coup, les objets qui naissent de ses collaborations sont vraiment « entiers », c’est-à-dire qu’il n’en ressort pas un film et une bande son, mais plutôt une entité hybride, une expérience de narration ambiante duquel l’image et le son sont indissociables. Et ça, ça me botte, parce qu’il y a un coté expérimental inhérent qui fait qu’on est forcément sur autre chose que les canons classiques et tonitruants des deux « genres » respectifs, que ce soit visuellement ou musicalement. Dans le tas, on a forcément des accidents, comme Noah, mais aussi des œuvres incroyablement puissantes.
Cette idée d’entité pluridisciplinaire un peu unie c’est ce qui me parle vraiment, artistiquement parlant. Des groupes comme Tool justement, ou Rammstein, ou Die Antwoord ont ça : une identité visuelle forte et établie, mais pas que. Finalement leurs créations sont des objets à part entière, et si on peut évidemment les appréhender de manière fragmentée, je pense qu’on gagne énormément à vraiment rentrer dans leurs univers respectifs d’une manière totale : leur musique ne fait qu’en gagner en profondeur.
Tu parlais de Tool un peu plus tôt, est-ce que tu penses que tout comme certaines structures musicales (le contretemps ou la polyrythmie) qu’ils emploient, elles peuvent s’appliquer à la littérature ? Est-ce que des structures telles que le contretemps ou la polyrythmie peuvent s’appliquer à un texte?
Ça c’est une question qui tue ! Et bien du point de vue de la technique pure, en littérature, la polyrythmie ça me semble plutôt difficile : après tout un texte se découvre forcément de façon linéaire. On peut jouer sur plusieurs niveaux, mais pas en même temps, sinon on écrit par dessus ses propres phrases… Enfin je crois. Par contre sur des genres un peu hybrides comme la BD, ou le graphic novel, carrément, je pense qu’on peut instaurer une dissonance harmonieuse entre le dessin et le texte sur une même ligne narrative. L’exemple de Kabuki, de David Mack me vient à l’esprit.
Le contretemps, par contre, il me semble que c’est une structure plus facilement applicable du point de vue de la narration : se trouver là où le lecteur ne l’attend pas, c’est un ressort plutôt pertinent. Casser ou décaler le rythme de l’écriture, ou même du phrasé, pour coller à la narration, ce sont même des techniques assez « classiques », il me semble.
Plus largement, je rejoins l’idée qui sous-tend ta question, c’est-à-dire que oui, d’une manière générale, un récit peut se construire comme un morceau de musique, et ça, c’est surtout parce qu’un morceau de musique se construit nécessairement comme un récit. Un récit ultime, même, puisque dans le domaine de la musique, les narrateurs peuvent cohabiter simultanément dans un même espace, sans que ce soit dissonant et incompréhensible. En littérature, c’est une structure narrative qui est tout simplement impossible.
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Un de tes textes accompagné d’une bande son pourrait-il être imaginable ?
C’est déjà fait ! À l’occasion du lancement des éditions Écorce, nous avions fait une soirée dans un bar de Limoges, sous le quartier de la Cathédrale,
dans une vieille cave aux voûtes de pierres. Mes amis du groupe Tayobo (dont je recommande vivement l’écoute) y avaient repris en musique une nouvelle que j’avais écrite, « R. », qui traitait du printemps arabe. Ils en ont fait un morceau d’une douzaine de minutes, façon « l’Europe », de Noir Désir. C’était un one-shot, j’ai pris un pied monstrueux, et j’étais pas le seul. Il n’en reste aucune trace, ce qui est bien dommage. C’est vraiment quelque chose que j’aimerais refaire.
Quels sont tes derniers coups de cœur musicaux et littéraires?
Littérairement, en ce moment, je suis en train de me faire la Tour Sombre, de King (je sais grosse lacune culturelle), que j’avais commencé puis abandonné il y a longtemps, faute de suite. C’est une claque. Après j’avoue, je n’ai pas beaucoup lu cette année, j’ai été un peu occupé. Musicalement, mes deux derniers vrais coups de cœur en terme de groupes ce sont Kylesa et If These Trees Could Talk, deux tueries. Sinon, en vrac, le dernier Refused je le trouve bien efficace, Ibeyi, j’ai vraiment accroché (le morceau Oya est particulièrement sublime, visuellement et musicalement), ce que j’ai entendu du dernier Battles me plaît beaucoup. Aussi, quelqu’un m’a récemment fait découvrir Botch, que j’ingère avec délectation !
Pour finir, travailles-tu sur un nouveau texte ? Si oui, peux-tu nous en parler ?
Je travaille sur plein de trucs ! Me vient à l’esprit en tout premier ma collaboration avec Fanny Fa*, qui est – entre autres choses – une illustratrice de talent. Nous bossons actuellement ensemble à la création d’un petit livre autour du thème de la forêt, en tirage très limité. Le livre en tant qu’objet/performance artistique, je trouve l’expérience intéressante, c’est une première pour moi. En ce moment le gros de mon travail se situe autour de la ré-écriture du premier tome de ce qui sera (un jour je l’espère) une série de Fantasy, avec un univers sobre, des vocations de saga réaliste, et de vrais thèmes de fond.
Et, dans un coin de ma tête, mûrit le prochain Territori. Depuis pas loin de six mois maintenant, ça bredasse. La collection se propose d’explorer les grands espaces, ce texte-là se jouera sur l’océan, qui est une entité avec laquelle j’ai de grandes affinités émotionnelles, en tant que Cornouaillien (?). Des scènes commencent à prendre forme, parfois même sur papier, ici et là. Un séjour d’immersion est déjà prévu entre Bretagne et Cotentin, parce que je veux tenter de reproduire l’expérience incroyable qu’a été Crocs, voir si ça fonctionne autrement, et ailleurs. Je me suis engagé verbalement à présenter un manuscrit à la fin de l’hiver. Un extrait ?
Les yeux dardent depuis le poste d’équipage, blancs et roulants.
La confiance en l’homme est loin. Enterrée quelque-part au delà de l’océan, sous la terre meurtrie du dernier des continents et ces regards-ci ne se déferont plus jamais des larves de la méfiance.
Ils sont quatre corps, tassés dans l’espace minuscule. Leur peau est noire, si noire qu’on ne voit que l’éclat des orbites et des dents et des sillons humides de la sueur et de l’eau. Ils se serrent. Ils murmurent, un flot haché qui s’insinue entre le crachat du roulis, le tambour du moteur et les ombres tranquilles de la nuit. Ce soir, le père est vissé au gouvernail, perdu dans les regrets et ses pensées minérales. Il n’a cure des terreurs qui se disent.
Le fils jette un dernier coup d’œil sur les lumières qui clignotent et ces inconnus, ces voyageurs imbriqués sur la couchette, puis il quitte la timonerie, et l’obscurité des bourrasques le saisit. Autour, en un cercle parfait, la mer se réverbère à l’infini, paisible sous la lune ronde. Il n’y a pas de nuages ce soir. Les vagues sont régulières. L’écume est rare.
Le fils inspire et il pense à la nuque immobile du père et à la folie et il en vient à oublier le vacarme de la machine. Les cotes sont loin. Ici, le monde appelle avec la voix de l’océan, un chant vaste et calme qui questionne chacune des entités qu’elle berce. Même moi, se dit le fils. Même les choses les plus dérisoires. Même les profanateurs les plus incertains.
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