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Puerto Apache – Juan Martini

« “Je suis le Rat”, je lui dis.
Le type me croit pas. Il m’envoie une mandale, j’essaie d’esquiver mais il m’atteint en pleine face, il me défonce l’arcade. Je ne vois plus rien de l’œil gauche. Que du sang. J’ai les mains sur les genoux, je tiens comme je peux sur cette petite chaise. Mon couteau est dans ma poche arrière.
“Espèce de crétin. Dis-moi la vérité et tu sauves ta peau.”
Le type se lèche les articulations. Il s’est fait mal aux doigts.
“J’te jure, je lui dis. Je suis le Rat.”
Ce mec est un con. Pourquoi je lui mentirais ? Je suis déjà mort. »

Buenos Aires, au ras du sol. Dans un hangar, le Rat se fait tabasser par trois mecs qu’il n’a jamais vus. Le motif n’est pas clair, et il n’a rien à leur dire. Même pas une histoire à inventer. Tout ce qu’il fait, c’est balader des suites de numéros du Pélican à Barragán. Le Rat ne sait rien, mais ce n’est pas le genre à se laisser tuer sans comprendre ce qu’il se passe. Alors, il va chercher, un .38 à la main. Histoire en apparence classique de came, de thune et de petites frappes dans une réalité économique moins belle que les longues jambes des filles du quartier, Puerto Apache est un roman noir énergique et bien mené, un portrait social de la marge et des refoulés, une immersion dans une nouvelle forme d’urbanité.

Juan Martini dépeint avec autant d’humour que de justesse un bidonville autogéré installé sur la lagune qui borde Buenos Aires, tout juste séparé par un canal du luxueux Puerto Madero et de sa jeune skyline. Si le nom et le récit sont fictifs, le lieu, lui, est bien réel et caractéristique des bouleversements sociétaux rapides provoqués par la crise argentine du début des années 2000. Le Puerto Apache du Rat apparaît lorsqu’un petit groupe d’hommes déterminés fait sauter les cadenas d’une Réserve écologique, trace des rues et construit des maisons. A sa tête, trois vieux de la vieille, autobaptisés Première Junte en référence à la naissance de l’Argentine indépendante, réglementent et harmonisent la vie du quartier, dont l’existence est menacée par l’attaque de milice, les projets immobiliers et tous ceux qui veulent le « vider de sa faune pour faire du business. Faire du fric. Des tonnes de fric. »

Quand un journaliste demande depuis combien de temps les habitants occupent la Réserve, le silence s’installe. Il faudrait plutôt leur demander depuis combien de temps ils vivent ici. Ce n’est pas pareil : Puerto Apache n’est pas un endroit désagréable où des fantômes errent dans la boue. Les rues y sont larges, il y a une école avec internet, un cinéma, un « palace », et deux bars. Un cimetière. Un panneau à l’entrée : « Nous sommes un problème du XXIème siècle. »

Le Rat voudrait bien trouver de belles phrases comme ça à écrire sur les murs. C’est un mec qui a appris à écrire avec une fille un peu triste. Alors il raconte. Pas toujours dans l’ordre. Il fait des allers-retours le Rat, il oublie des trucs, il reprécise. Il cherche le mot juste, il « croit qu’il pourrait écrire quelque chose qui vaille le coup : une histoire, par exemple. L’histoire d’un tas de mecs désespérés. A commencer par lui. » Au son de sa voix, c’est toute une faune qui défile. La belle Marú, Jenifer, Cúper et sa Mona Lisa, Toti le travesti, le vieux du Rat, Garmendia, le Tordu, Sosa le moustachu, l’Ombú qui ne mange pas les tomates de la salade (et c’est important)… « la vérité c’est que Puerto Apache, c’est aussi des cheminots, des employés municipaux, des chauffeurs de taxi, des serveurs, des vendeurs… »

Publié en 2002 en Argentine, traduit et édité cet automne par Asphalte, Puerto Apache s’inscrit en plein dans la ligne de la maison d’édition qui publie des fictions urbaines, proches de la littérature de la marge et des contre-cultures. Ou, comme le confiait ici à Un Dernier Livre il y a quelques mois les éditrices Estelle Durand et Claire Duvivier : « Des voix, surtout, qui nous touchent et qui disent quelque chose de la ville aujourd’hui, de ce que c’est que de vivre dans telle ville, tel pays de nos jours, de ce que la ville produit sur l’homme, et comment les divers mouvements contre-culturels (musicaux, culturels, sportifs…) ont transformé l’individu et son environnement social. »

« Je fais pas les comptes.
Je vis au jour le jour.
J’ai pas de vices. Ni goûts de luxe.
Je suis un pauvre type. »

Puerto Apache - Juan Martini - Asphalte

Trad. Julie Alfonsi et Aurélie Bartolo

Editions Asphalte, 2015.

215 p.

Lou.

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