« allons langue allons vite
prairie d’alphas et d’omégas foule irréelle
hors les sentiers de l’approximatif
traversons
le reflet du ciel sous forme liquide
ou boire mais aux aguets
où choir mais tout entier »
« ta langue lèche ta langue tu sens rouiller ce qui doit rouiller et là tu comprends que tout ce qui ose fuir l’enclave de ta glotte n’est que sciure de savoir cendres souilles à vue tu navigues dans des os rongés par la répétition le monde est beau comme un kyste repose cette orange »
Cordelia la guerre de Marie Cosnay déferlait en septembre en lame poétique et bouleversait le langage. En ce début d’année, L’Ogre terrifiant nous menace d’un nouveau titre qui dévaste et fait rage. Comment rester immobile quand on est en feu de Claro se lit d’une traite, et plusieurs fois. Manifeste du langage, cri puissant qui te plaque au sol et t’excite à la fois, il te prend par les tripes, t’en met plein la gueule et t’ébranle. Alors, tu remets ça, tu relis, reprends une dose, admires la verve. Transporté, tu fouilles les mots, cherches la structure. Surtout, tu vibres, tu ressens, tu intériorises. Envahi par l’expérience, tu laisses en toi le champ libre à la langue.
« parfois la pensée
à la façon d’un clou
s’enfonce et troue
la fibre en s’écartant
laisse entrer autres choses
de tes excès tu regrettes
l’encore timide envol et cela te jette
dans une rage impropre à la consommation
pas de lyre pas ici pas de lyre à ce jour
qu’aucun accent qu’aucun accord de jour comme de nuit
n’offre à ce clou la moindre résistance »
Car c’est bien d’elle qu’il s’agit, la langue réinventée, utilisée comme arme, la langue qui devient menaçante – langue habitée qui claque et te cingle. Tu n’es pas habitué, lecteur amadoué par les délicatesses et les manières ravaudées d’un langage endormi qui ronronne et ronfle trop souvent sur tes genoux quand il te tombe des mains, à vivre l’extermination d’une langue galvaudée qui crève à petit feu, vendue, encombrée, exsangue. Comment rester immobile quand on est en feu sabre et fait table rase, dénonce l’imposture, le flot moribond de l’absence de conscience et de pensée de « ceux qui encore et toujours mais plus pour très longtemps réclament la fastueuse gymnastique du blablarratif et de ses variantes ».
En sept parties, deux voix dialoguent, s’affrontent, se confrontent ou se fondent pour en découdre avec la langue. Réponses, thèmes et images reviennent repris, détournés, retournés – pantoum avec variations où importent le rythme et la scansion, où la langue devient chaman, intercesseur prophylactique qui sépare et fissure. Elévation et pénétration, deux forces, vecteurs libres, l’une danse et l’autre trace, avance. Deux puissances. L’une aérienne sur le papier, jouant des blancs typographiques, « nuage et ce rien qui pousse ». L’autre dense, resserrée, en ligne droite, sans pause, en un souffle, qui arrache excave gratte.
« tes ralentis m’impressionnent j’y perçois un tâtonnement une réflexion j’en goûte même les charmes les ondulations mais que veux-tu que je fasse d’une crème solaire parfumée à la vanille dans ce tunnel que je creuse avec les dents as-tu seulement idée du niveau des radiations ici-bas non tu palpites tu mitiges tandis que j’arrache excave gratte chaque de mes ongles et chaque de mes griffes une proposition l’entaille cochée à même la peau »
D’une force unique, et donc férocement peu commune, Comment rester immobile quand on est en feu est inépuisable, destiné à être gardé à porté de main, trimballé, offert, mémorisé. Je vous exhorte à le lire sans plus tarder, et à vous incite à suivre le Clavier Cannibale de Claro — « addition soustraction multiplication diversion si tu suis, tant mieux, sinon, je te souhaite une belle dose d’endurance ». Auteur de nombreux autres livres et de monstrueuses traductions, Claro est aussi un lecteur insatiable et exigeant à qui je dois la découverte des textes qui m’ont le plus secouée cette année, Quoi faire et Merci de Pablo Katchadjan et Cordelia la guerre. Avec Comment rester immobile quand on est en feu, voilà quatre livres qui malmènent, révolutionnent et remettent en branle la langue et l’écriture, et à travers lesquels se dessine une certaine vision, une nouvelle voie. Explorons.
Editions de L’Ogre.
2016.
114 p.
Lou.
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