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Dracula – Bram Stoker

Dracula est un roman de Bram Stoker publié en 1897.

Votre humble narratrice a conscience qu’elle attaque un morceau beaucoup trop gros pour elle, mais elle va néanmoins essayer de vous chroniquer cette oeuvre.

Il peut paraitre superflu de lire Dracula quand on ne compte plus les adaptations qui ont été faites, qui sont encore faites et qui seront faites. En réalité, toutes ces adaptations sont la raison pour laquelle lire Dracula est essentiel : vous pensez connaitre Dracula mais vous connaissez surtout la vision que vous ont imposée toutes ces adaptations.

Le roman de Bram Stoker est bien différent des films et votre humble narratrice va faire de son mieux pour vous présenter ces différences.

Votre ”kit de survie” sera assez léger cette fois-ci. Vous allez uniquement avoir besoin de :

  • une bonne connaissance de la société victorienne. Bram Stoker ne va pas vous faire un clin d’oeil ou vous donner un avertissement quand il fera référence à un élément propre à la société dans laquelle il vivait, or si vous voulez faire la part entre ce qui est étrange et ce qui est simplement normal pour l’époque, quelques connaissances de bases vous seront utiles.

Comment acquérir ces connaissances sur la société victorienne sans avoir à lire vingt mille livres avant d’ouvrir Dracula ? Choisissez une édition avec des notes et pratiquez ce que votre humble narratrice appelle ”la danse des deux marque-pages”  c’est-à-dire, gardez un marque-page pour le texte lui-même et un autre marque-page pour les notes. Ce n’est évidemment pas pratique du tout, mais cela vous permet de découvrir des pistes très, très éclairantes pour votre lecture. Un exemple : vous connaissez tous la phrase ”The blood is the life!” (”Le sang est la vie !”) que Dracula ou Renfield crient dans la nuit alors que la tempête gronde dehors. Dramatique, n’est-ce pas ? Grâce aux notes, vous découvrirez que cette phrase a une histoire. D’abord, il s’agit qu’une citation de la Bible (encore une fois, une lecture de la Bible, même si vous n’êtes pas religieux, peut aider dans la lecture des classiques) Dracula cite les Saintes Ecritures. (Dracula dort aussi dans des chapelles, il y a beaucoup à dire dessus) Mais ce n’est pas tout. Cette simple phrase ”The blood is the life!” fait également référence à la publicité d’un médicament : ”Clarke’s World-Famed Blood Mixture” qui permettait de ”purifier le sang” de toutes les maladies. Leur slogan ? ”For the BLOOD is the LIFE” Donc, quand Renfield crie dans la nuit et dans la tempête après avoir essayé de mordre Jack Seward, il crie aussi ce slogan. Ce décalage entre le sérieux de la situation et la référence à cette publicité (pour un médicament, en plus) souligne la folie qui semble posséder Renfield. Ceci n’est qu’un seul des exemples de toutes les informations essentielles que vous allez pouvoir trouver dans les notes si vous pratiquez la technique des deux marque-pages.

Le piège de Dracula (et de beaucoup de romans gothiques) réside dans le fait qu’ils sont totalement compréhensibles si vous vous lancez dans la lecture sans réfléchir aux symboles, aux références etc… Vous allez comprendre l’action et refermer le livre en passant à côté de beaucoup, beaucoup de choses. Avant même de lire les notes, votre humble narratrice vous conseille également de lire l’introduction. Les introductions donnent souvent des informations tout à fait capitales à la compréhension de l’oeuvre que vous allez lire. L’introduction de Maurice Hindle, par exemple, révèle un des symboles du sang dans Dracula : le sang est un élément central, vecteur de maladies, certes, mais si vous remplacez le sang par le sperme, vous allez découvrir toute une nouvelle dimension au roman. Rappelez-vous : la société victorienne était tellement pudique que les pieds des tables devaient être couverts pour ne pas offenser la sensibilité de l’époque. Bram Stoker ne pouvait donc pas se permettre d’exprimer son anxiété par rapport à la sexualité de façon directe. De la décadence qu’il ressent en cette fin de siècle, l’auteur lie l’Eros avec le Thanatos en versant son angoisse par rapport à la sexualité dans le sang.

Sur une note plus légère concernant les introductions : votre humble narratrice se souviendra toujours de ce moment où elle a, par curiosité, lu l’introduction d’une édition française de Dracula pour y découvrir que le Helsing de Van Helsing était un anagramme d’English (Anglais)

Puisque nous sommes sur la piste des noms: le roman anglais a cette tradition d’avoir des noms qui sont les symboles des personnages. Vers la fin du roman, vous allez croiser un personnage qui s’appelle Monsieur Moneybag (sac d’argent, bourse, en anglais) Sans aller jusqu’à ces extrêmes, les noms vous donnent des indices sur le futur et le caractère des personnages. Afin démontrer ce point sans vous écrire une thèse, votre humble narratrice prendra un axe d’étude : le conflit (tout à fait victorien) entre l’Ouest civilisé et l’Est sauvage. En effet, l’intrigue de Dracula peut être résumée comme cela : un aristocrate des Carpathes arrive à Londres et répand sa maladie de contrée ”sauvage” chez de pauvres anglais civilisés qui ne sont pas immunisés et succombent face à ce virus (Oui, un autre détail : la société victorienne n’était pas la société la plus tolérante au monde) Vous pouvez prédire qui succombera à la maladie et qui survivra. Par exemple, Lucy, pauvre Lucy a comme nom de famille Westenra. Western (Ouest en anglais) Etant fermement du côté anglais (donc civilisé) elle n’est pas immunisée face à la maladie de l’Est apportée par le Comte. Mina, en revanche, a pour nom complet Wilhelmina. Un nom bien étrange, n’est-ce pas ? Ne viendrait-il pas du nom allemand Wilhelm ? Cela ne voudrait-il pas dire que Mina est plus proche de l’Est que Lucy et que, par conséquent, elle a plus de chance de survivre à cette mystérieuse maladie apportée par le Comte ?

Hors de la logique Est/Ouest (que vous pouvez trouver dans tout le roman, pas uniquement dans les noms), il y a également le nom de Van Helsing… Qui s’appelle littéralement Van English, vient d’Amsterdam et oublie constamment ses ‘-s’ à la troisième personne en anglais. Votre humble narratrice a également des doutes sur le nom d’Arthur Holmwood qui devient Lord Godalming, nom qui est un mélange entre ‘God’ (dieu, en anglais) et ‘A gold mine’ (une mine d’or) ce qui serait particulièrement seyant vu qu’Arthur est le mécène de la chasse au vampire. Bref, le nom des personnages est déterminant même si, au premier abord, il ne s’agit que d’un détail.

Vous demanderez alors à votre humble narratrice : ”Mais nous pouvons analyser ces noms dans les films également, pourquoi lire le roman ?” Il y a une liste de raisons plus grande que son bras que votre humble narratrice tentera de résumer :

  • premièrement, si vous faîtes une lecture attentive du roman, vous allez avoir une vision tout à fait différente de deux personnages trop souvent caricaturés dans les adaptations. Pour commencer, Lucy n’est pas le côté diabolique de l’angélique Mina. Vous vous rappelez probablement de Sadie Frost avec sa magnifique crinière rousse qui garde une copie d’un livre tout à fait scandaleux dans le film de Coppola. La Lucy du roman de Bram Stoker est son opposé. Déjà, elle est décrite comme ayant des cheveux noirs. De plus, Lucy est en réalité la figure de la pureté : dans le roman, elle écoute attentivement de vieux marins, a peur pour la santé de sa mère et se demande comment être l’épouse parfaite. Ce contre-sens est monstrueux (le jeu de mot n’était pas intentionnel) parce que l’horreur du roman réside dans ce fait justement : être innocent ne protège pas du vampire. L’horreur vous trouvera jusque dans votre propre maison et se fichera de vos valeurs victoriennes. Si Lucy est une figure séductrice, sa transformation en vampire prend des allures de punition divine (donc ferait de Dracula un agent de la volonté de Dieu) ce qui, vous en conviendrez, est plutôt ironique. Récemment, votre humble narratrice a lu dans un article que Lucy avait envie d’être polygame pour satisfaire son désir pour ses trois prétendants… Revenons au texte que votre humble narratrice va vous citer très exactement : chapitre V, deuxième lettre de Lucy à Mina : ”Why can’t they let a girl marry three men, or as many as want her..” (ma traduction : ”Pourquoi ne peuvent-ils pas laisser une fille épouser trois hommes, ou autant d’hommes qui veulent l’épouser…”) L’expression du désir de vient pas de la femme dans cette phrase. Le désir de la femme n’a rien à voir avec cette situation. Cette phrase veut dire que la femme devrait être accessible au désir de tous les hommes, non pas les hommes doivent être accessibles au désir de la femme. Encore une fois, la condition de la femme dans la société victorienne laisse légèrement à désirer. La femme est passive dans cette phrase. Lucy n’a pas envie de collectionner les hommes comme une séductrice, elle veut juste être disponible au désir de tous les hommes. D’où la nécessité de lire le texte attentivement et de ne pas laisser la vision d’autres personnes devenir votre version des faits sans avoir vous-même lu le texte. Ce contre-sens transforme le personnage de Lucy en mangeuse d’hommes, ce qu’elle n’est absolument pas.
  • L’autre personnage qui mérite plus d’attention est Renfield. Renfield est un des patients de Dr Seward, un des prétendants que Lucy a du rejeter. Pour oublier sa peine, le bon docteur se tourne vers ce patient qui lui donne du fil à retordre. Vous vous rappelez probablement de Frankenstein de Mary Shelley et de sa critique de la science débridée. Renfield est une sorte de Dr Frankenstein : il représente la science qui émerge à l’époque victorienne et terrifie nos amis les victoriens. Renfield collectionne les mouches, puis les nourrit à des araignées, puis nourrit les araignées à des oiseaux et demande ensuite un chat pour remonter la chaîne alimentaire. Si votre humble narratrice vous dit : Darwin et sa théorie de l’évolution dans son ouvrage De l’origine des espèces, publié en 1859, voyez-vous le lien ? La chaîne alimentaire de Renfield est une parodie grotesque de la théorie de l’évolution proposée par Darwin. La méthode scientifique de Renfield, telle qu’elle est décrite par Bram Stoker dans Dracula, le fait passer pour un fou, mais il s’agit en réalité de la recherche scientifique moderne : Renfield fait des essais, observe et prend des notes, comme n’importe quel scientifique. Avec ce léger détail que Renfield est un disciple de Dracula. Ce qui nous prouve à quel point l’avancée de la science angoissait probablement Bram Stoker. Tous les passages concernant Renfield sont tout à fait passionnants : vers la fin du roman, il compare la science à manger des molécules avec des baguettes. Cependant, il est souvent traité comme un détail de l’histoire alors que c’est un personnage non pas central, mais qui vaut la peine qu’on y prête attention.
  • Ensuite, une lecture attentive vous permettra également, une bonne fois pour toutes, de voir où il y a tension sexuelle et où il n’y en a pas. Depuis la toute première adaptation cinématographique du roman, Dracula a été obsédé par Mina. Le roman n’offre pas cette obsession. Dracula ne connait probablement même pas le nom de Mina. Il n’a pas traversé des océans d’éternité pour la retrouver, même si c’est très romantique (et Dracula n’est pas un roman romantique, c’est un roman gothique) Il y a plus de tension sexuelle entre Jonathan Harker et Dracula qu’entre Mina et Dracula. Anecdote : dans son introduction à Dracula, Maurice Hindle explique la genèse du roman. Une des premières notes que Bram Stoker a écrites fait référence au moment où Jonathan est aux prises avec les trois vampires du château de Dracula. Dracula arrive alors et s’approprie notre pauvre héros dans un cri de furie : ”Cet homme est à moi, je le veux.” La défense n’a plus rien à rajouter : les mésaventures du roman commencent avec la fascination de Dracula pour Jonathan. A quand l’adaptation où Dracula annonce à Jonathan qu’il a traversé des océans d’éternité pour le retrouver ? Plus sérieusement, encore une fois, votre humble narratrice a souvent lu que l’homo-érotisme de Dracula était une des marques de sa modernité. Mais qui dit marques d’homo-érotisme ne dit pas que Bram Stoker approuve cet homo-érotisme : Dracula est peut-être fasciné par Jonathan, notre pauvre héros est totalement angoissé par la fascination du vampire à son égard. Bram Stoker regarde ces traces d’homo-érotisme non pas comme un marque de modernité mais comme une marque de décadence de fin de siècle. Ceci dit, le personnage de Dracula est basé sur l’acteur Henry Irving (ils partagent la même moustache, ce n’est pas une blague) dont Bram Stoker était le secrétaire et l’admirateur. On peut penser que la relation ambiguë entre Jonathan et Dracula est inspirée par l’attirance de Bram Stoker pour Henry Irving. Encore une fois, rien n’est sûr. La fascination de Dracula pour Mina représentée dans les films vient probablement du fait que Mina, dans le roman, représente l’Angleterre et ses valeurs victoriennes et vous pouvez lire, dès le début du roman, que Dracula est tout à fait fasciné par l’Angleterre de façon presque touchante.
  • Pour rester sur la piste de ce que vous pouvez découvrir avec une lecture attentive du roman et seulement du roman, vous allez être surpris par la place de la technologie dans l’intrigue. On peut voir dans certaines adaptations, le fameux phonographe que Dr Seward utilise pour enregistrer son journal ainsi que la machine à écrire dont Mina se sert pour écrire le sien, mais le roman vous offre des moments tout à fait charmants pendant lesquels Dr Seward et Mina s’enthousiasment sur leurs machines respectives. L’utilisation de phonographes et de machines à écrire souligne le caractère polyphonique du roman. Les trains prennent une place centrale : le roman s’ouvre sur Jonathan qui fait une partie du voyage jusqu’en Transylvanie en train, se poursuit avec les aller-retours que Van Helsing fait entre Londres et Amsterdam par centaines, tous en train, et se termine sur l’Equipe qui chasse Dracula en train. On peut probablement voir dans le fait que Dracula voyage par bateau et Van Helsing et son équipe voyagent en train, une opposition entre le monde barbare de l’Est et le monde civilisé de l’Ouest. Mina révèle à plusieurs moments qu’elle connait les horaires de tous les trains par coeur, ce qui est un détail absolument fantastique et qui rend son personnage tout à fait unique pour une héroïne de roman gothique. Entre la technologie de pointe (pour l’époque) et les états de conscience altérés grâce à l’hypnose, aux transes, à la folie et aux pouvoirs de Dracula, votre humble narratrice se risquerait à dire qu’à l’époque de sa publication, Dracula a du être lu comme on lirait un roman d’urban fantasy.

Mais il n’y a aucun doute, Dracula est bel est bien un roman gothique (quelle nouveauté, je sais) et ce qui caractérise le roman gothique est son pouvoir de transgression. Toutes les limites sont floues : l’Equipe de Van Helsing veut accomplir la volonté de Dieu en tuant Dracula une bonne fois pour toutes, cependant, le professeur annonce dès leur premier serment qu’après les atrocités qu’ils vont commettre pour se débarrasser du monstre, l’entrée au paradis leur sera refusé. Ils se damnent pour affronter le damné. Nous avons déjà vu les ambivalences dans la sexualité des personnages, quoique nous n’avons pas évoqué la relation entre Van Helsing et son ancien élève Dr Seward dont l’amitié fidèle qui les unit est basée sur l’occasion où Dr Seward a sucé…. le poison de la plaie de son professeur et les nombreuses occasions où Van Helsing caresse la joue du Dr Seward et entre dans sa chambre sans être invité. Nous pouvons également trouver des ambivalences dans le genre (gender en anglais) des personnages : Van Helsing déclare à plusieurs reprises que Mina a ”un cerveau d’homme et un coeur de femme”. Mina est en effet une héroïne tout à fait intéressante : loin d’être l’amour perdu du vampire, elle est une femme aussi bien rationnelle que maternelle. Elle invente le plan d’attaque contre Dracula et elle réconforte ses compagnons quand ils doivent montrer leur faiblesse mais ne peuvent pas le faire devant les autres hommes. Pour un auteur qui critique les féministes de l’époque (appelées les ”New Women”) Bram Stoker créé un personnage féminin qui aurait plu à Virginia Woolf. Dracula est riche en symboles et en interprétations et rien ne semble défini en noir et blanc.

Encore une fois : il y a des centaines de pages écrites sur Dracula chaque jour. C’est un roman incroyablement riche et terriblement passionnant. Votre humble narratrice ne peut aborder la moitié de ce qu’elle a remarqué lors de sa relecture du roman. Cependant, si elle peut vous donner la morale de cette expérience, elle vous dirait : vous ne connaissez pas le roman aussi bien que vous le pensez, relisez-le.

dracula

Edition J’ai Lu 

traduction de Jacques Sirgent

680 pages

 

À propos Anne-Victoire

Chroniqueuse

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