Raniero, psychologue frôlant la cinquantaine à l’existence routinière, vit aux côtés de sa femme Nadia dans une maison d’architecte isolée dans la campagne. Entre eux deux, c’est la crise: plus de caresse, des phrases jetées ça et là sans convictions, des soupirs. Une nuit, alors qu’il part faire un tour au volant de sa voiture vintage pour souffler un peu, il croit voir des formes étranges dans le ciel, sortes d’OVNIS géométriques et abstraits qui lui font perdre le contrôle de son automobile.
Peu de temps après, il fait la connaissance d’une nouvelle patiente qui respire la jeunesse, l’exubérance et surtout les problèmes. Cette donzelle nommée Dora marque le début des chamboulements dans la vie de Raniero, soulevant des questionnements éthiques et sentimentaux autour d’elle. D’autant plus qu’elle prétend également avoir vu ces vaisseaux extraterrestres et être dotée du don de télépathie…
Tout s’enchaine, se croise et s’entrecroise dans cet album à la mise en page fabuleuse, où les dessins semblent être de véritables effets spéciaux. Habillé de noir et blanc et rehaussé de dégradés de gris, le trait à la fois flou et lumineux de Manuele Fior joue avec l’alliance délicate et tranchée du fusain et du lavis.
Les faciès des personnages, particulièrement celui un peu étrange de Dora, que l’on ne peut qualifier de beau mais d’envoutant, les corps usés, affaissés sur lesquels l’on sent le poids du monde et ceux aériens, graciles, plein de vie, tout cela marque dés les premières pages. Car si Manuele Fior s’est déjà fait remarquer auparavant avec des titres tels que Mademoiselle Else et Cinq milles kilomètres par seconde, ce n’est pas pour rien! L’auteur maitrise son coup de crayon et jongle entre des styles caricaturaux et d’autres hyper-réalistes, donnant un nouveau relief aux psychés compliqués des personnages.
La bande-dessinée italienne contemporaine a une saveur que je trouve particulière; mélancolique et rêveuse, balançant entre une douceur toute féminine et une rudesse patriarcale. La Grande Botte cache de nombreux artistes doués dans son talon, qui viennent apposer leur empreinte aux récits graphiques indépendants.
Manuele Fior fait partie de ces petits génies modernes et nous ouvre les portes d’un futur pas si lointain, où la société a changé suite à un bouleversement communautaire qui a entrainé du renouveau aussi bien dans les mouvements politiques que dans l’architecture et la réflexion globale.
En effet, on sent l’influence de Le Corbusier dans les structures, le Courrèges des années 60 semble faire fureur et le libertinage, le mysticisme et la télépathie sont les nouveaux sujets de conversations. En gros, ces tendances qui font pour nous partie du passé sont hypes dans le monde futuriste de l’Entrevue, qui pioche également les rêves d’avancées technologiques anciens comme les voitures et tous les autres transports entièrement électriques et automatiques, les gadgets du quotidien qui réagissent à la seule voix de leur propriétaire et autres lumières qui s’éteignent lorsque l’on tape des mains.
C’est l’apothéose de la pointe scientifique et technique du point de vue des années 60-70, et c’est ce qui apporte cet aspect si touchant et nostalgique à la société dépeinte ici, où les anciennes générations sont larguées et essayent de se rattacher aux traditions réconfortantes tandis que la jeunesse n’a de cesse d’explorer de nouvelles choses et d’avancer avec son temps, voir même de l’anticiper à tout prix.
Les références culturelles sont nombreuses et parsèment le récit de clins d’oeil cinématographiques, bibliques, artistiques, tout en servant d’appui à l’auteur. D’ailleurs également reconnu pour son intérêt pour la psychologie, ses scénarios travaillés et sa sensibilité. Toutes ses caractéristiques, mêlées à son talent graphique nous emmènent sur le sillage d’une entrevue d’une autre dimension, au coeur d’une bande-dessinée intelligente et sensitive.
L’Entrevue est un très bel album graphique, raffiné et hors du temps, qui est à lire autant pour la trame pointue que pour le dessin de toute beauté. On le remarque au milieu des autres BD par sa couverture art-déco futuriste et il nous laisse une impression très forte qui perdure longtemps après l’avoir refermé.
Et tout le monde sait que c’est à ça que l’on reconnaît les immanquables livres à conserver précieusement.
Futuropolis
176 pages
Caroline