Tess of the D’Urbervilles (Tess d’Urberville en français) est un roman de Thomas Hardy, publié en 1891 (donc entre Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde et Dracula, c’est assez amusant d’y penser parce que le roman de Thomas Hardy n’a strictement rien à voir avec ces deux autres romans)
La publication de ce roman est une véritable aventure : à l’origine, Thomas Hardy a écrit Tess (mon abréviation) pour le journal The Graphic où il devait paraitre, chapitre par chapitre, toutes les semaines. Or, les éditeurs du journal ont été tellement choqués par le manuscrit qu’ils ont demandé à l’auteur de le remanier avant d’être publié. Thomas Hardy a accepté mais a souvent décrit ce remaniement comme un ”démembrement” de son roman. Une fois tous les chapitres du roman publiés en série dans le journal, Thomas Hardy a travaillé sur le texte en vue d’une publication en roman ‘complet’ en 1892. Après cette publication en 1892, il revient sans cesse sur le texte, jusqu’en 1912 où il délaisse le roman pour se consacrer à la poésie.
Le roman Tess est comme un monstre de Frankenstein : il a été désassemblé et ré-assemblé pour ménager la morale de l’époque où il a été publié et a ensuite été ré-assemblé par son auteur dans le but de se le ré-approprier. Une chose est restée malgré tout : le sous-titre. Le titre complet de Tess est bel et bien Tess of the D’Urbervilles, A Pure Woman (Une femme pure). Il s’agit de l’ultime provocation à la société victorienne de l’époque.
C’est là que votre lecture de Dracula et de Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde peut être utile : vous vous rappelez probablement que la société victorienne était tellement pudique que les pieds des tables étaient couverts parce qu’ils étaient considérés comme trop subjectifs ? Imaginez Tess dans cette même société et vous vous rendrez compte de son caractère subversif.
Pour résumer l’intrigue : Tess est la fille aînée d’une famille de paysans démunis dans le Wessex, la campagne au Sud de l’Angleterre. Mettez vos romans de Jane Austen de côté : la campagne de Thomas Hardy n’a rien à voir. Un soir, le père apprend qu’il appartient à une noble famille Normande, éteinte depuis plusieurs siècles. Pris dans un rêve de grandeur, il se met à se prendre pour un noble et décide de retrouver le reste de sa noble famille. Il trouve une famille du nom de D’Urberville (ce nom est assez drôle, révélateur puisqu’il vient clairement du latin urbs qui veut dire la ville alors que le roman se déroule intégralement à la campagne) et décide d’envoyer sa fille Tess en reconnaissance. Elle refuse d’abord parce que le but de Tess est de rester indépendante quoiqu’il arrive et ne pas compter sur les autres, même sur une riche et noble partie de sa famille. Après un incident que votre humble narratrice ne va pas vous révéler pour ne pas vous raconter toute l’histoire, Tess finit par accepter de travailler pour cette riche famille. Sa mère l’envoie en lui disant de faire son mieux pour épouser le fils héritier. Or, ce fils héritier, Alec d’Urberville, est… Il n’aime pas qu’on lui dise non (Vous connaissez le type). Il a ses vues sur Tess et essaye de la séduire. Tess résiste ses avances, ce qui l’enrage et un beau soir, il décide qu’il en a assez d’attendre et drogue et viole Tess.
A partir de ce moment, Tess porte le stigma de la femme dont la moralité est compromise. Et pourtant, le titre du roman reste : Tess of the D’Urbervilles, A Pure Woman. Blasphématrice contre son gré, elle est, pour citer le roman lui-même : elle est plus victime de pêcheurs que pécheresse (c’est ma traduction, j’espère qu’elle est claire, sinon le texte anglais dit : ”more sinned against than sinning”) Dans la suite de ses péripéties, Tess tente de laisser ce traumatisme derrière elle, seulement pour mieux le rencontrer dans la personne d’Angel Clare qui semble être un échappatoire mais se révèle n’être qu’un pas de plus vers la fin. Votre humble narratrice ne vous en dévoile pas plus mais sachez que si vous connaissez déjà la fin, la lecture ne sera pas plus tranquille, vous allez quand même souffrir.
Pour ce qui est de votre kit de survie :
- Commencez par retirer tous les romans de Jane Austen que vous aviez prévus. Comme votre humble narratrice l’a dit, la campagne anglaise décrite par Thomas Hardy est très différente de celle d’Orgueil et Préjugés. Thomas Hardy présente la campagne des paysans qui travaillent dans les champs, dans les fermes… C’est une campagne où on doit se lever avec le soleil, s’abîmer les mains et traire des vaches. Mais c’est également la campagne qui commence à subir les effets de l’industrialisation. Les machines apportées des étranges usine du Nord de l’Angleterre rendent le travail aux champs beaucoup plus difficile au lieu de le faciliter, obligeant les travailleurs (notamment Tess) à se remodeler par rapport à la machine pour s’adapter (clin d’oeil à Darwin) au nouveau mode de travail. Les trains apparaissent également plusieurs fois dans le roman, liant et séparant les personnages, parfois de façon tragique. (Contrairement aux trains de Dracula qui sont célébrés comme un élément du monde moderne et éclairé face au navire du vampire) Mais la campagne de Thomas Hardy n’est pas uniquement un territoire menacé par la modernité, c’est aussi et avant tout, un lieu de paix, de calme à l’image d’un jardin édénique. La ferme est décrite comme un jardin d’Eden, oui.
- Si vous avez quelques connaissances concernant les poètes romantiques anglais, voici le moment venu de les ressortir. Thomas Hardy se positionne entre le Romantisme et le Réalisme. Clairement inspiré par Keats, il décrit la beauté de la campagne anglaise à l’aube et Angel Clare est l’incarnation du héros romantique idéal. Angel est en effet décrit comme étant digne d’un poème de Percy Bysshe Shelley avec ses boucles blondes et sa harpe et son refus de l’autorité de ses parents dignes du Satan de Milton. Cependant, Tess n’est pas complètement romantique, le roman résiste au romantisme qui est incompatible avec la réalité de l’intrigue. Tess est fascinée par Angel au moment où il chante et joue de la harpe, mais elle n’est pas capable de voir que, d’abord il chante mal, et ensuite, sa harpe est une vieille harpe de seconde main qui n’a rien du caractère orphique que Tess lui prête.
- Enfin, votre humble narratrice vous conseillerait surtout de lire ce roman avec le plus de compassion possible. Si ce roman avait une quelconque leçon, ce serait : ce qui apparait comme une blague pour certaines personnes est en réalité une tragédie pour d’autres. Vous pouvez résumer l’histoire de Tess comme une énième histoire d’une jeune paysanne qui s’est fait ‘avoir’ par un noble, un énième exemple d’une femme ‘tombée’… Ce qui est incroyablement spécial et précieux à propos de Tess c’est la compassion de Thomas Hardy par rapport à son héroïne. L’auteur ne rit jamais d’elle, de ses erreurs et de son innocence, mais il essaye de la comprendre et de prendre son parti. Si votre humble narratrice ose, elle dirait que c’est la raison pour laquelle elle a tant apprécié ce roman : pour un lecteur, la compassion est une valeur fondamentale et Thomas Hardy nous fait part de cette compassion.
Pendant sa lecture de Tess, votre humble narratrice s’est souvenue de Moby-Dick, assez étrangement. Tout comme le fameux roman sur la baleine (le cachalot) le narrateur se lance dans d’impressionnantes descriptions sur des détails qui semblent tout à fait inintéressants mais révèlent la vie à la campagne ou sur un baleinier comme vous ne l’avez jamais vue. Et tout comme Moby-Dick, ne sautez pas les descriptions sinon vous manquerez des détails qui font toute l’oeuvre, comme les gants en cuir de Tess qui frottent contre sa peau jusqu’à ce qu’elle saigne pendant qu’elle travaille aux champs. Le narrateur porte un véritable intérêt à ce qui entoure Tess jusqu’à ses moindres détails, ce qui donne au lecteur un nouveau portrait de la campagne anglaise tout à fait incroyable.
Si votre humble narratrice peut se permettre, la description de la campagne anglaise par Hardy est très proche de celle de la Comté de Tolkien. Les personnages marchent sans arrêt, malgré l’arrivée du train dans les campagnes, et si vous êtes familiers avec l’oeuvre de Tolkien, vous vous retrouverez souvent à penser aux collines verdoyantes et à Cul-de-Sac…
Tess est évidemment le personnage principal, mais elle est entourée par d’autres personnages qui vont autant vous émouvoir :
- Tess est entourée par trois autres jeunes filles à la ferme où elle rencontre Angel : Marian, Izz et Retty. Elles sont toutes amoureuses d’Angel mais celui-ci est évidemment épris uniquement de Tess. Mais ces trois jeunes filles ne jalousent pas Tess. Elles la soutiennent, même après le mariage d’Angel et de Tess. Leur amitié montre leur courage et leur abnégation et le lecteur ne peut s’empêcher d’étendre la compassion qu’il ressent envers Tess à ces trois jeunes filles. Leurs aventures sont également loin d’être heureuses : Marian sombre dans l’alcoolisme, Izz considère devenir la maîtresse d’un homme marié et Retty suit les pas de l’Ophélie d’Hamlet. Ces histoires qui semblent être secondaires apportent une profondeur nouvelle à la ”thèse” du roman : derrière chaque anecdote se cachent une véritable tragédie marquée par de profondes souffrances.
- L’autre personnage dont votre humble narratrice aimerait vous parler est Angel Clare. Fils du Révérend Clare, Angel décide de se rebeller contre les valeurs parentales et les valeurs de sa classe sociale. Ses opinions frisant l’athéisme entraînent son père a ne pas lui donner les moyens pour une éducation à Cambridge. Angel décide alors de devenir fermier et part en apprentissage dans la campagne du sud de l’Angleterre. Il refuse d’aller à l’église, même pour la messe, il méprise quiconque viendrait d’une famille noble et préfère chanter et jouer de la harpe dans les champs au milieu des vaches (votre humble narratrice aimerait vous dire qu’elle exagère ce dernier point, mais vous trouverez dans Tess de nombreuses références à Angel jouant de la musique aux vaches) Ce personnage est fascinant parce qu’il présente une certaine dualité : d’un côté, il présente ce merveilleux profil du jeune homme aux boucles blondes, à la douce voix, libre dans sa vie, libre dans ses pensées, de l’autre côté, le roman le révèle encore conditionné malgré lui par son éducation, sa classe sociale et ses idéaux. Il est qualifié de ”misnamed Angel” (la version anglaise est gardé pour vous montrer le jeu de mot dans le texte original, en français, on dirait ”l’Ange mal nommé” mais vu que la version française garde le nom d’origine, Angel, le jeu de mot perd un peu de sa valeur) par son père. Le lecteur ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec Paradise Lost de Milton qui montre Satan en tant qu’ange déchu : un ange qui aurait perdu son nom d’ange. Tout comme Angel, le Satan de Milton est né dans la tradition contre lequel il se révolte. Le fait qu’Angel s’appelle littéralement ‘Ange’ est ironique dans le sens où, oui, il est un ange, comme Satan était un ange. Mais Angel ne tentera pas de renverser Dieu, au contraire, quand Tess lui révèle ses précédentes mésaventures, il sonne la retraite et retourne aux valeurs familiales contre lesquelles il s’était rebellées, vu que Thomas Hardy résiste au romantisme.
Angel pose le problème de l’idéalisation. Tout comme le problème du comique et du tragique dans Tess, l’idéalisation est un problème de point de vue des personnages (et donc un problème de point de vue du lecteur) Angel ”lit” mal Tess. Angel préfère voir Tess comme une déesse grecque ou une divinité d’autres panthéons pagans plutôt que de voir Tess telle qu’elle est. Angel voit Tess comme une page blanche sur laquelle il peut écrire sa vision de la femme idéale. De ce fait, il est incapable de lire la véritable histoire que Tess essaye de lui communiquer sans succès, jusqu’à leur nuit de noces.
Une parenthèse sur l’idéalisation : non content de s’être rendu compte qu’idéaliser des gens ne menait à rien de bon, Angel continue sur sa lancée et décide de partir au Brésil après avoir vu une affiche publicitaire incitant les fermiers à émigrer là-bas. Evidemment, il se rend vite compte que le Brésil est très différent de l’Angleterre et qu’utiliser ses connaissances de l’agriculture anglaise ne servira à rien sur un tout autre continent. Cet épisode est très court mais il présente une critique cinglante du colonialisme que votre humble narratrice tenait à vous montrer pour que vous ne manquiez pas un passage aussi intéressant.
Ce n’est pas dans votre ”kit de survie” mais une bonne connaissance de la Bible est tout de même recommandée pour la lecture de Tess. Votre humble narratrice doit avouer qu’elle aurait manqué beaucoup de références sans les notes de l’éditeur. Thomas Hardy fait très souvent référence à la Bible, souvent le seul ouvrage que les personnages ont lu. Pendant la sixième partie (appelée ‘époque’) du roman, Alec d’Urberville s’exprime uniquement en faisant références à des textes sacrés. Vous pouvez comprendre Tess sans de grandes connaissances de la Bible, mais sachez que vous allez y trouver de nombreuses références.
Mais ne vous découragez pas ! Tess est un roman passionnant ! Il a un côté cinématographique incroyablement impressionnant : vous pouvez voir les gros plans proposés par Thomas Hardy, vous pouvez imaginer les transitions. Les dernières pages du roman vous tiendront en haleine avec un suspens extraordinaire (même si vous connaissez déjà la fin) tout à fait digne d’une histoire de détective. Tess d’Urberville vaut la peine d’être lu de très près avec attention : vous allez trouver un immense plaisir dans la découverte de la campagne anglaise, vous allez être transporté d’émotion, vous allez vivre une lecture tout à fait mémorable (à laquelle votre humble narratrice ne s’attendait pas, il faut bien l’avouer)
Votre humble narratrice a également eu vent que Tess avait un caméo tout à fait inattendu dans ce ”chef d’oeuvre” qu’est Cinquante Nuances de Grey qu’on ne présente plus. Si votre humble narratrice était Grey (tout aurait été tellement différent) elle n’aurait pas offert un roman où la jeune femme se venge de son violeur en le poignardant. Après, il voulait peut-être qu’elle ait peur de ce qu’il arrive à Tess après ? Un jour, on percera les nombreux mystères de ce roman, mais ce jour n’est pas encore arrivé.
Les Classiques de Poche
traduction de Madeleine Rolland
474 pages