Dés que j’ai eu cet exemplaire du Rapport au Greco entre les mains, mon coeur battait d’impatience à la joie de ces retrouvailles. Enfin, je retrouvais mon monstre sacré crétois, l’un des plus grands écrivains du XXème siècle: Nikos Kazantzaki auteur de mon bien aimé livre Alexis Zorba. Autant vous le dire, c’est une sacrée mission que de faire la chronique sur cet ouvrage, tant sa lecture m’a transportée et m’a permis de prendre du recul sur ma vision du monde et de la vie.
Car Nikos Kazantzaki est un véritable philosophe du genre humain, qui a sacrifié sa vie en menant un combat pour la liberté de l’homme à travers la conversion de la matière en esprit, du corps charnel en corps spirituel.
Cette oeuvre posthume n’est pas à considérer comme une autobiographie, comme l’auteur prend soin de le souligner en expliquant que selon lui sa vie n’a que peu d’intérêt à être dévoilée et n’a de réelle valeur que pour lui et lui seul. Il s’agit d’une quête spirituelle qu’il a menée dés son plus jeune âge, une quête qui semble faire partie intégralement de sa personne et de son âme.
L’auteur parle de ses racines, de ses ancêtres qui bouillonnent en lui, mêlant le sang africain à celui du corsaire crétois, de ses parents et surtout de son père, géant d’argile avare en parole, dont le regard et le jugement l’ont suivi tout au long de sa vie, même après que la mort l’emporte.
La mort, terme récurrent aux côtés de celui de Dieu, deux sujets qui forment la base de toute cette réflexion autour de la chair avide de péchés, alourdie par ses pulsions terrestres et de l’âme emprisonnée dans cette cage qui l’asservie, dont Dieu tente de nous libérer. Dieu est littéralement omniprésent, et ce sous n’importe quelle forme ou nom, car Nikos Kazantzaki a poursuivi sa quête spirituelle en s’essayant à de nombreux pèlerinages mystiques et physiques, interrogeant les portes-paroles et les écrits aussi bien de Jésus, de Jéhovah que de Bouddha ou du Pauvre d’Assise. Aucune frontière ni aucun préjugé n’ont entaillé sa foi en l’Homme et la mission qu’il s’est confiée: toujours grandir et gravir les échelons ascendants pour sublimer l’esprit. Passer par la quête de la foi à travers les religions, sans haine, afin de se détacher de ses besoins matériels pour atteindre l’absolu, mais également à l’approche des hommes et des femmes sages, qu’ils soient croyants ou athées.
Ses lectures ont également beaucoup joué sur son évolution et sa philosophie, notamment sa rencontre avec l’oeuvre de Nietzsche, « le grand martyr » mais aussi par des femmes aux caractères et aux idées fortes et prononcées, dont Itka, juive rencontrée dans la pauvreté de Berlin qui lui fera découvrir Lénine et l’encouragera à partir en Russie.
“Il n’y a pas de fauve plus affamé ni plus avide qu’une idée nouvelle.”
Ses nombreux voyages nous emmènent en Italie, en France, en Allemagne et en Russie, témoignant également de l’existence follement riche de cet homme, pourtant si humble et qui se décrit souvent comme un pauvre gratte-papier, une chèvre se nourrissant du support sur lequel elle appose son empreinte.
Et pourtant, je ne compte plus les passages mémorables et les citations magnifiques qui parsèment ce volume, qui nous imprègnent littéralement de leurs substances, nous laissent pensif et nous poussent à remettre en question nos acquis et notre zone de confort.
Le don que Nikos Kazantzaki a de véhiculer des atmosphères si réalistes est palpable à chaque ligne, notamment grâce à des métaphores et des comparaisons d’une poésie aussi subtiles que belles, si bien maniées que l’on croirait sentir la chaleur et les arômes de la terrible et maternelle Crète, sa terre natale, la grandeur immobile de l’ancestrale Grêce, la frivolité de l’insouciante Vienne… Lors de son voyage en Allemagne, c’est à travers le caractère d’Itka que l’on retrouvera le froid, la pauvreté et la misère, qui seront transformés en un Cri de ralliement lors de leur retrouvailles en Russie.
“Je me suis effrayé; j’avais vu pour la première fois combien l’intervention de l’homme est créatrice, et combien est grande sa responsabilité. Si la réalité ne prend pas le visage que nous voulons, c’est notre faute; ce que nous n’avons pas assez désiré, c’est cela que nous appelons inexistant: désirez-le, arrosez-le de votre sang , de votre sueur et de vos larmes, et cela prendra corps. La réalité, ce n’est rien d’autre que la chimère soumise à notre désir et à notre souffrance.”
Chaque ville et chaque pays a gravé d’une croix l’âme de l’auteur, qui en parle avec passion et amour, les décrivant comme une saison, une personne à part entière à la personnalité propre et marquée, qu’il a eu l’honneur de côtoyer.
“Mais, par endroits, au milieu de cette gravité, il y a un sourire, deux ou trois oliviers aux rameaux d’argent sur un coteau tout desséché, la fraicheur de quelques pin verts, de lauriers-roses au bord du lit tout blanc d’un torrent à sec, une touffe de violettes sauvages entre des pierres bleu sombre, brûlantes. Làs toutes les antithèses se confondent, se mélangent, et créent le miracle suprême, l’harmonie.”
Son devoir et sa nécessité ont changé de nombreuses fois d’horizons et de but, au fur et à mesure de sa découverte de la Vie au gré de ses voyages et de ses rencontres. Car bien que porteur d’un idéal précis, Nikos Kazantzaki était ouvert au monde, jamais réfractaire ou obtus, il a accueillie à bras ouvert tous les petits changement qu’il a croisé, faisant preuve d’une remise en question éblouissante.
Le passage le plus enchanteur à mes yeux restera ce chapitre où l’on apprend qu’Alexis Zorba a réellement existé, cette personne si belle et si pure dans sa démarche pleine de franchise et de naïveté, qui laisse espérer que la légèreté de l’âme et l’explosion directe de la pensée et des sentiments peut réellement prendre vie chez un individu.
Rapport au Greco est le point sur une vie merveilleuse, l’auto-critique d’un homme qui a su évoluer à chaque seconde, de manière méliorative, repoussant toujours ses limites pour une cause qui le dépassait, pour atteindre le Cri, se tenir au bord de l’abîme et oser regarder au fond et au delà.
Il est bien difficile de faire le compte-rendu sur ce roman, qui est un réel livre-compagnon de route, car l’on se sent si petit face à une telle oeuvre, l’oeuvre d’une vie et qui plus est, l’oeuvre de la vie de ce monstre-sacré qu’est Nikos Kazantzaki.
Je ne peux qu’encourager la lecture de ce texte, de cet homme. Que vous soyez athée ou croyant, cartésien ou mystique, sceptique ou illuminé, la beauté du Rapport au Greco, vous touchera en plein coeur et vous marquera à jamais.
“Trois sortes d’âmes, trois prières:
a) Je suis un arc entre tes mains, Seigneur; tends-moi, sinon je pourrirais;
b) Ne me tends pas trop, Seigneur; je casserais;
c) Tends-moi tant que tu veux, Seigneur, et tant pis si je casse.”
475 pages
Editions Cambourakis
Caroline