J’ai toujours ton cœur avec moi est une histoire de deuil, de maternité, d’héritage. Une histoire d’enfance brisée, de mouches mortes, de lombrics et d’île lointaine.
Hildur revient pour la première fois depuis des années en terre islandaise, plus précisément sur Flatey, « l’île plate » du Breiðafjörður. Elle a en poche une lettre et une clef. La lettre contient les adieux de sa mère et la clef son héritage : une petite maison jaune, au toit fait de tôle ondulée. Elle vient de quitter la Finlande, où elle vit et travaille en tant qu’archéologue, pour assister aux obsèques de sa mère. A travers les brumes de son mal de mer, elle entame doucement la route de ses souvenirs.
Ses fouilles vont dès lors se concentrer sur sa mémoire. Elle évoque l’enfance vécue auprès d’une mère folle, des scènes de sa jeunesse : dispersée, difficile, à l’atmosphère parfois poisseuse. Cette folie maternelle, qui dit tardivement son nom dans le roman, est une force puissante, destructrice. Elle a rythmé la vie d’Hildur et de son frère Pétur, tous deux élevés par une femme incapable de gérer son rôle de mère, incapable d’offrir une stabilité ou une sécurité affective à ses enfants. Tous deux portent la marque indélébile du mal de mère. Une mère nue dans une baignoire d’eau froide qui déclare à sa fille alors écolière : «Je suis encore morte ».
Aussi loin que je me souvienne, maman a toujours brûlé de l’intérieur. Comme Narcisse, elle était en quête de sa propre flamme. Du feu originel. Dans ma jeunesse, elle possédait les pouvoirs caractéristiques du phénix.
Et plus loin,
Maman dans le cercueil, maman dans la baignoire, maman dans le lit, maman sur la plage, maman vivante, maman morte, maman vivante, maman morte.
Ce phénix aux plumes flamboyantes (et aux cheveux roux) a pourtant fini par mourir pour de bon. Seule. Sur l’île de Flatey.
Une mère qu’on enterre, un bouleversement. Un bon sujet d’incipit aurait dit Camus :
Lorsque Siggy est morte, j’ai eu envie de réclamer ses yeux à l’entrepreneur des pompes funèbres.
Dans l’esprit d’Hildur, la mère est tantôt « maman », tantôt « Sigridur », mais le plus souvent elle l’appelle simplement « Siggy ». Façon de montrer une distance qui en dit déjà long sur les relations entre la mère et la fille. Hildur, quant à elle, devient dans la bouche de la mère « Hildur de Bingen ». Un surnom qui, renvoyant à la fameuse Hildegarde, est donné par une mère païenne à une fille qui s’accroche à la religion comme on s’accrocherait à une espérance, un secours, ou tout simplement pour s’éloigner le plus possible des dérives maternelles :
Il te faut trouver un moyen de survivre, Hildur. Tu ne peux pas rester pendue à ta croix comme une victime ou un Christ de pacotille en rejetant la faute sur les péchés maternels.
Finalement, peu importe la religion, car au fur et à mesure des souvenirs égrenés, le mysticisme s’étiole. La lutte devient inutile car mère et fille finissent par se ressembler. La folie, comme la maison, est un héritage. Hildur vacille entre ombre et lumière.
La narration est éparpillée entre le voyage physique d’Hildur, l’enterrement, sa découverte des lieux, de la maison maternelle, et son voyage mémoriel. La porosité entre le présent du récit et le temps de la mémoire montre la difficulté de l’épreuve que vit notre protagoniste. Ses souvenirs s’échappent, nous arrivent confus, désordonnés, labyrinthiques, sans toutefois jamais nous perdre, car on se laisse rapidement envahir par la mélancolie du récit, acceptant la voix d’Hildur comme vaisseau à travers ces terres brumeuses. Une vois juste, magnétique.
Le roman est peuplé de personnages fantomatiques. Kafka, David, Tumi, l’homme à la barbe blanche. Qu’ils soient de chair ou de souvenir, ces êtres à la présence presque immatérielle disent l’incapacité des deux femmes à se lier avec quiconque. Mais les fantômes ne sont pas les seuls témoins de l’histoire d’Hildur, car le récit est également empli d’un bestiaire qui fascine autant qu’il répugne, fait de mouches mortes et d’araignées, de mouton éventré, de chats et d’oiseaux assommés.
Ce recours à la présence des animaux et aux images qu’ils évoquent participe d’un lyrisme symbolique qui construit l’ensemble du roman et qui rappelle fortement l’atmosphère d’une œuvre de Joris-Karl Huysmans (notamment En Rade). La nature y est omniprésente. Il y a la mer, bien sûr, nous sommes en Islande, mais aussi la terre et la boue. L’hiver des lombrics. Le roman grouille d’une vie minuscule qui envahi l’esprit :
Je vois qu’une araignée a tissé sa toile d’un bout à l’autre de la pièce, elle crée un brouillard dans ma tête. J’ai mal au crâne, et c’est tout ce qu’il y a.
J’ai toujours ton cœur avec moi est une histoire de deuil, de maternité, d’héritage. Une histoire d’enfance brisée de mouches mortes, de lombrics et d’île lointaine. Mais c’est bien plus que ça. C’est une divagation onirique qui tisse une toile fragile au travers de souvenirs morcelés, éparpillés. C’est l’histoire d’une renaissance.
Une histoire qu’on effleure, dans laquelle on entre sur la pointe des pieds. Spectateur fantomatique des errances de deux femmes, la mère qu’on devine, et la fille qui se construit sous nos yeux.
Ce roman est comme étrange et belle poésie. Pour l’apprécier pleinement, il faut accepter de ne pas immédiatement en saisir le sens et se laisser porter par la beauté des mots. Accepter d’être désarmé devant sa justesse et sa puissance évocatrice. Une fois la lecture terminée, on a simplement envie de la recommencer.
J’ai toujours ton cœur avec moi, dont le titre français est extrait d’un poème d’E.E. Cummings, est le premier roman Soffía Bjarnadóttir, qui sera présente à l’édition 2016 du festival Les Boréales.