Tourner la première page du premier roman de Zia Haider Rahman c’est s’engager dans une œuvre imposante, une vaste étendue aux formes labyrinthiques, qui tisse méticuleusement des liens étroits entre des domaines en apparence aussi éloignés les uns des autres que les mathématiques et la littérature, New York et Kaboul, Le Bangladesh et l’Angleterre.
Le roman raconte deux histoires, celle du narrateur, trader en pleine confusion professionnelle et amoureuse, et celle de Zafar, son ami depuis longtemps perdu de vue et qu’il a la surprise de trouver sur le pas de sa porte un matin de 2008, après des années de silence.
Qu’a fait Zafar pendant toutes ces années ? Qu’a-t-il besoin de raconter et pourquoi précisément au narrateur ? Les voix enchevêtrées du narrateur et de son ami nous permettent de recomposer l’histoire, par bribes, par digressions et paraboles. La tentions narrative et le suspense sont savamment maîtrisés. Nous voguons à travers l’espace et le temps, dans de grands drames de l’Histoire : les atrocités qui ont suivi la déclaration d’indépendance du Bangladesh, les attentats du 11 septembre, le crash boursier de 2008, sur la carte du monde, d’Islamabad à Londres, en passant par Dacca, Kaboul, New York et Princeton.
Les thèmes sont multiples qui traversent ce roman. Le monde des grandes universités et celui de la finance. Les ONG qui œuvrent en Asie du sud et les sciences des mathématiques. L’aristocratie et la pauvreté. La crise est un élément majeur du récit. Elle est mondiale (le récit-cadre débute juste après le crash boursier de 2008) mais elle est avant tout personnelle, représentée d’abord par la déliquescence de la vie du narrateur. Son mariage bat de l’aile et il pressent qu’il sera bientôt limogé par son entreprise, portant à lui seul, injustement, la responsabilité des pertes subies pendant la crise. C’est dans cette confusion qu’il retrouve son ami Zafar et qu’il se plonge volontiers dans les mots de ce dernier, par curiosité, mais aussi pour échapper à un vide que le narrateur ressent sans vraiment pouvoir le nommer.
Il s’agit de faire que nos vies représentent quelque chose que notre intelligence peut saisir, en nous évitant d’affronter ce que nous craignons être vrai – ou ce que nous craindrions, si nous nous en donnions l’occasion -, à savoir que nous sommes des morceaux de chairs accidentels, de la viande dénuée de sens.
Les deux hommes se sont rencontrés sur les bancs la prestigieuse université d’Oxford. Tous deux étudiants en mathématiques, ils se sont liés d’amitié malgré ou grâce à leur différences. Le narrateur est né aux États-Unis, de parents Pakistanais venant tous deux de familles très aisées. Ses souvenirs épars tout au long du roman racontent une relation sereine avec ses parents, une enfance vécue dans le confort et les nombreuses facilités que procurent un solide réseau de relations haut-placées. Zafar lui est né au Bangladesh, a vécu une partie de sa vie dans une cité Londonienne avant d’être renvoyé par ses parents, pendant quelques années durant son adolescence, dans son pays d’origine. Ces années dont nous ne sauront rien, ou presque, il les considère comme les plus belles de sa vie. Issu d’une classe sociale bien en-dessous de son ami, entretenant des relations complexes avec ses parents, il ne s’élève socialement que par son esprit brillant et les bourses qu’on lui accorde.
Ces deux voix, aux parcours qui se croisent, racontent la volonté d’une réussite professionnelle, mais également l’amour des sciences, le besoin de comprendre le monde, de l’analyser. Zafar se fait la voix critique d’une société bouffie de matérialisme :
Nous allons jusqu’à mener notre existence selon les listes des autres, impératifs de nos journées : les dix commandements, les cinq piliers de l’Islam, les quatre nobles vérités du bouddhisme, les sept habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils entreprennent. Tout est simplifié par des listes, rendu digestible, découpé en unités maîtrisables, la complexité du monde réduite à la simplicité d’une ligne.
A la grande stupéfaction de son ami, qui prend peu à peu conscience des gouffres qui les séparent et qu’il n’a pas pu (ou pas voulu) voir à l’époque de leur amitié, Zafar évoque sa relation avec Emily, sa compagne issue de l’aristocratie anglaise, des non-dits, de leurs difficultés. Il évoque également le déterminisme social, les drames de son histoire personnelle, son enfance, et à travers eux la terrible question du déracinement.
Je pense que, dans le trajet, Zafar trouva un chez-soi en mathématiques, un sentiment d’appartenance, du moins pendant une période ; c’est un monde sans frontières, sans durée, dans lequel tout existe partout à jamais, et je vois maintenant quelle puissance put exercer une telle réalité sur le psychisme d’un être aussi déraciné.
Le personnage de Zafar, humain, émouvant, est habité par le besoin de comprendre mais son récit est marqué par une impossibilité. L’impossibilité d’expliquer. L’indicible.
A l’intérieur de n’importe quel système donné, il existe des assertions qui sont vraies mais dont la vérité ne peut être démontrée
Ce théorème, appelé le théorème de l’incomplétude de Gödel, est la clef de voûte sur laquelle repose l’essence même du roman. Zafar amène avec lui des années de silence, l’histoire d’une colère sourde qui n’a fait que croître. Posant un regard lucide et désabusé sur le monde, il raconte, il se raconte, pour essayer de trouver, à travers ses propres mots déversés à un ami, l’explication d’une vie, d’un geste. En vain.
Nos actions sont toujours des questions, jamais des réponses.
La narration est double, dans le roman : on y trouve le récit-cadre, celui du narrateur, et le récit enchâssé, celui de Zafar, et l’on passe sans cesse de l’un à l’autre. Les deux récits sont poreux, s’interpénètrent sans arrêt, évoluent de manière sinueuse. L’écriture y est multiple, relevant aussi bien de l’essai, que du roman, du discours ou de la biographie. Cette permutabilité du récit participe d’une réflexion plus profonde sur la notion même de littérature, d’écriture.
Chaque chapitre est ouvert par une série d’épigraphes, généralement deux ou trois (très souvent des grands noms de la littérature) qui donnent un cadre thématique au sujet qui sera abordé et donc une grande cohérence générale. Cependant, la linéarité du récit est totalement brisée, de telle sorte qu’on passe d’une voix à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre par de nombreuses digressions et analogies.
Les matériaux utilisés par le narrateur sont précisément énoncés : il écrit s’appuyant sur les souvenirs de Zafar, les notes trouvées dans ses carnets et l’enregistrement de leurs discussions. Mais ces matériaux sont passés, de l’aveu même du narrateur, au tamis de ses propres souvenirs et ils sont soumis à sa volonté de réagencer l’histoire selon sa propre vision, pour, nous dit-il, l’éclairer au mieux. Ainsi, l’histoire de Zafar nous arrive déformée par le prisme de ses propres souvenirs, puis par l’intervention du narrateur. La question de la manipulation est soulevée, puisque le narrateur reconnait volontiers en Zafar des tendances manipulatrices, et avoue lui-même manipuler l’histoire de son ami.
Cette question de la déformation, ou plutôt de la réfraction de l’histoire est une réflexion plus profonde et particulièrement brillante sur la notion de littérature, d’écriture. Qu’est-ce que l’acte de raconter, qu’implique-t-il ? Quel est son rapport à la vérité ? Peut-il est être complet ? Et l’on en revient au théorème de l’incomplétude de Gödel.
Roman épistémologique à plus d’un titre, puisqu’il explore les systèmes sociaux, économiques, scientifiques, géopolitiques, littéraires, À la lumière de ce que nous savons est une magnifique ouverture au monde, aux théories, aux sciences. Imposante œuvre littéraire, ce premier roman, intelligent et sensible mais aussi émouvant et captivant est assurément une grande réussite.
Tourner la première page du roman de Zia Haider Rahman c’est plonger au cœur d’un texte brillant, ambitieux, éclairant et qu’on quitte grandi, enrichi, quelque part changé. C’est une œuvre qui nous pousse à affiner notre regard sur le monde, à observer plus intensément, en veillant à appréhender les évènements sous un autre angle mais surtout à comprendre comment nous regardons :
Tout ce qui est nouveau se tient à la limite de notre vue, dans l’obscurité, au-dessous de l’horizon, de sorte que rien de nouveau n’est visible excepté à la lumière de ce que nous savons.
Éditions Christian Bourgeois
Traduit de l’anglais par Jacqueline Odin
522 pages.
Hédia