Frankenstein; or, the Modern Prometheus est un roman écrit par Mary Shelley et publié en 1818.
Votre humble narratrice aimerait vous rappeler que ces chroniques n’ont aucune ambition littéraire ou critique. Elle n’espère pas bouleverser la façon dont on pense Frankenstein, mais seulement vous donner envie de lire ou de relire ce merveilleux roman. Des milliers et des milliers de personnes sont probablement plus à même de vous parler de ce roman. Voyez cette humble chronique comme une introduction, comme une incitation à lire et à en découvrir plus sur un roman qu’on pense trop souvent connaître sans vraiment le connaitre.
Trêve de discussions, commençons par constituer votre kit de survie pour cette lecture :
- il va vous falloir une certaine connaissance de l’époque en général. Frankenstein est appelé le premier roman de science-fiction parce qu’il s’inspire et commente l’état de la science contemporaine. L’influence la plus directe est celle des travaux du scientifique Luigi Galvani, publiés en 1791. Galvani a en effet découvert qu’il était possible de provoquer la contraction du muscle d’une grenouille en appliquant de l’électricité directement sur le nerf. Tenez-vous bien à vos sièges : une des expériences consiste à placer des grenouilles mortes dehors en plein orage et Galvani observe alors qu’à chaque éclair, les muscles des grenouilles se contractent et, en plus, semblent conserver cette charge électrique puisque les muscles se contractent ensuite à chaque fois qu’ils entrent en contact avec du métal. Même si la naissance du monstre dans le roman ne se passe pas de manière aussi dramatique que dans ses nombreuses adaptations, avec éclairs et cris démentiels, nous pouvons voir que les travaux de Galvani ont procuré l’inspiration nécessaire à créer le monstre de Frankenstein. Cependant, Mary Shelley ne peint pas les progrès de la science sous une lumière positive : la science moderne (contrairement aux traités d’alchimie que Victor Frankenstein commence par lire) est montrée comme le moteur d’une évolution effrénée vers un résultat catastrophique et surtout, monstrueux. Mary Shelley écrit avant la Révolution Industrielle qui allait transformer non seulement le paysage de l’Angleterre avec ses voies ferrées mais également l’organisation du travail dans les usines. Bref, Frankenstein est écrit comme un avertissement, ou plutôt comme un sombre constat de la révolution industrielle à venir. Ce n’est pas par hazard que la majorité du roman se déroule dans la nature, loin de presque toute civilisation.
- Comme pour toutes les oeuvres des Romantiques anglais, vous devez connaître Paradise Lost de Milton ou, plus précisément, le Satan que Milton présente dans son oeuvre. Le Satan de Milton est vue par les Romantiques comme un personnage héroïque : il est le favori de Dieu qui a osé se rebeller. Pour avoir osé tenter de renverser Dieu, il est précipité en Enfer où il déclare le très fameux : “Better to reign in Hell than serve in Heaven.” (“Mieux vaut régner en enfer que servir le ciel”, d’après la traduction de Chateaubriand) Le Satan que les Romantiques vénèrent comme le véritable héros du poème de Milton est la figure d’un héros tragique et rebelle, qui refuse de se soumettre à l’autorité despotique de Dieu. Ce Satan-là est un personnage très prométhéen : il refuse les règles que Dieu impose pour apporter le feu (la connaissance) aux Hommes. Cependant, dans le cas de notre Prométhée Moderne (contrairement au Prométhée du mari de Mary Shelley, le poète Percy Bysshe Shelley) l’expérience n’est pas aussi glorieuse et Frankenstein refuse de livrer son savoir à quiconque, y compris son ami
L’influence de Paradise Lost se retrouve dans deux aspects du roman : d’abord le personnage de Victor Frankenstein qui, comme nous l’avons vu, porte la marque prométhéenne du Satan selon Milton, mais Frankenstein aborde également le thème du mythe de la création. Vous pouvez en effet voir que l’épigraphe du roman est une citation de Paradise Lost dans laquelle Adam s’adresse à son créateur alors qu’il est banni du jardin d’Eden. Votre humble narratrice vous inclus la traduction de Chateaubriand à nouveau :
« T’ai-je demandé, Créateur, de façonner mon argile en homme
T’ai-je sollicité de me promouvoir à la lumière ? »
De la même manière, la créature reproche sa naissance à Victor Frankenstein et cette question-là est la preuve que, lorsque vous lisez Frankenstein, vous tenez entre les mains le premier mythe de la création non-religieux de l’Occident. Les références à la Genèse et à Paradise Lost abondent dans le roman de Mary Shelley mais ce sont là les deux références essentielles.
– Il semble important de connaître également les circonstances dans lesquelles Frankenstein a été imaginé et écrit. D’autant plus important que nous fêtons cette année les deux cent ans des évènements qui se sont déroulés à la villa Diodati pendant l’année sans été. Commençons par le début : en 1815, un volcan en Indonésie entre dans une éruption tellement puissante que les nuages de cendre de cette éruption flottent jusqu’en Europe, ce qui donne à l’été 1816 un étrange climat entre ciel constamment assombri, pluies fréquentes et chute des températures. Cet été 1816 trouve également le célèbre poète Lord Byron, Polidori qui était alors le médecin de Lord Byron (une affaire qui n’était pas mince), le poète Percy Bysshe Shelley et la très jeune Mary Shelley dans une villa en Suisse au bord d’un lac : la villa Diodati. Les longues promenades au bord de ce lac et dans les forêts avoisinantes inspirent les paysages de Frankenstein. L’intrigue du roman, quant à elle, est inspirée par le défi que Lord Byron lance après leur lecture du recueil de contes fantastiques Fantasmagoriana. Chacun des membres du petit comité devait écrire à son tour une histoire qui ferait glacer le sang des autres. De ce défi naissent The Vampyre de Polidori (une des sources d’inspiration de Dracula, parce que, oui, vous vous demandiez à quel moment votre humble narratrice allait faire référence à Dracula dans cette chronique) mais également Frankenstein, d’un cauchemar que Mary Shelley raconte dans la préface de l’édition de 1831 et qui donnera ensuite la scène de la naissance du monstre dans le roman. Votre humble narratrice a fait de son mieux pour résumer ces circonstances mais sachez que ce qui s’est passé à la villa Diodati a été raconté et commenté dans de nombreux ouvrages. Il faut dire que contexte du roman semble tout aussi gothique que le roman lui-même !
Voilà ce qu’il vous faut pour entamer la lecture, mais avant de parler du roman en lui-même, votre humble narratrice voudrait juste relever quelques différences entre les différentes adaptations au cinéma qu’elle a pu voir et le roman lui-même. Tout comme les multiples adaptations de Dracula, les films semblent se transmettre certains motifs qui deviennent des topoï et dont il est absolument surprenant de se rendre compte qu’ils ne sont pas dans le texte original.
Dans un premier temps, les films ont tendance à se concentrer sur la création du monstre et sur les meurtres qui s’ensuivent. Vous connaissez tous la fameuse image du scientifique fou qui s’écrie “Il est en vie ! Il est en vie !” devant le corps réanimé de sa créature grâce à des éclairs dans un laboratoire. (C’est une image très prométhéenne quand on y pense…) Si vous vous attendez à cette image… Ne vous attendez pas à cette image. Même si le monstre est la figure centrale du roman, il s’agit plus d’une sorte de Minotaure au centre du labyrinthe qu’une figure omniprésente, si vous suivez ce que votre humble narratrice essaye de vous dire. On est conduit au monstre plus que le monstre s’impose à nous, du moins dans la première partie. C’est à dire que le roman commence par la vie de Victor Frankenstein avant même qu’il ait l’idée de créer sa créature. Le roman commence presque comme un bildungsroman dans lequel Victor découvre et s’initie aux merveilles de la science à travers l’observation de la foudre frappant un arbre (un passage qui avait tellement impressionné votre humble narratrice lors de sa première lecture qu’elle se rappelle de cet extrait plus que beaucoup d’autres passages plus cruciaux, mais passons) et à travers des traités de Cornelius Agrippa. Lorsque Victor arrive à l’université d’Ingolstadt, il présente une réflexion sur la science et sur la manière dont elle est enseignée à l’époque à laquelle votre humble narratrice ne s’attendait pas et qui est tout à fait passionnante.
Profitons-en pour revenir sur le personnage de Victor Frankenstein. Votre humble narratrice est venue à la conclusion, en lisant le roman, que Frankenstein n’est pas, en réalité, Dr Frankenstein, contrairement à ce que le mythe autour du personnage pourrait vous faire croire ! En effet, Frankenstein n’étudie que deux ans à l’université (plus le semestre où il étudie les langues orientales avec son ami Clerval) En aucun cas Victor Frankenstein pourrait avoir un PhD en deux ans. Outre le côté amusant et anecdotique de la chose, le fait que Frankenstein ne soit pas Dr Frankenstein souligne un autre aspect du personnage : il n’est pas ce scientifique fou furieux dont on voit la folle obsession à travers ses cheveux coiffés de façon improbable et ses yeux aux cernes immenses. Ou plutôt si, il est ce scientifique-là mais il est ce scientifique avant que la figure soit utilisée et ré-utilisée jusqu’à l’archétype. Le fait qu’il raconte son histoire lui-même (nous reviendront sur la structure narrative plus tard) permet au lecteur d’avoir une certaine sympathie envers le scientifique qui est, habituellement, réservée au monstre dans les adaptations cinématographiques. De plus, l’admiration que lui porte l’explorateur Robert Walton apporte au lecteur un point de vue plus empathique concernant Frankenstein. Comme nous l’avons vu dans le “kit de survie”, Victor est une figure similaire au Satan de Milton, par conséquent, il a une dimension héroïque et tragique. Tout comme les héros grecs et Satan, Victor commet un pêché d’hubris au début du roman et paye ce pêché encore et encore, comme Ulysse qui défie Poséidon en aveuglant son fils le cyclope Polyphème et ne peut ensuite rentrer à Ithaque pendant dix ans.
Vous connaissez tous cette personne avec qui vous avez eu le malheur d’évoquer Frankenstein et se pense particulièrement intéressant en répétant cette question qui, selon lui, lui donne l’air de déconstruire le roman : “Qui est vraiment le monstre ? Le monstre ou celui qui l’a fait ?” Trop souvent cette question est utilisée pour innocenter la créature et transformer Victor Frankenstein en unique receptacle de la cruauté. Le roman, ce qui est assez étonnant pour un roman gothique et révèle ses influences romantiques, pose cette question de façon plus sincère. Votre humble narratrice ne s’attendait pas à la tentative de rédemption de Frankenstein. C’est la raison pour laquelle elle se trouve désormais frustrée de ne pas voir plus souvent dans diverses adaptations, la partie finale du roman pendant laquelle Frankenstein poursuit sa créature pour détruire ce qu’il a créé. Ces pages sont assez étranges à lire mais tout à fait intrigantes : Victor est mu par une sorte de rage et se lance dans une quête divine dont le but est de tuer sa propre oeuvre. Ces dernières pages bouleversent tout ce que vous pouvez penser du personnage avant d’ouvrir le roman.
Pour en revenir aux adaptations : la fameuse scène où les villageois poursuivent le monstre de Frankenstein avec des fourches et des cris avant de mettre feu au moulin où la créature s’est réfugiée est, par exemple, un ajout des films et ne se trouve pas dans le roman. Le passage du roman qui se rapproche le plus de cette scène montre le monstre mettre feu à la maison de la famille qui l’a rejeté. Igor, l’assistant de Victor Frankenstein, est également une création des films et non pas un personnage du roman.
Cependant, la différence majeure entre les adaptations de Frankenstein et le texte original se trouve dans le traitement de l’espace. En effet, les films ont tendance à se dérouler majoritairement dans des lieux clos : le laboratoire sur-chargé d’instruments étranges, le château de Victor Frankenstein, le moulin en flammes. Or le roman offre au lecteur des descriptions de paysages immenses, qu’ils soient de vastes déserts de glace ou de profondes forêts. Le roman ouvre cette ambiance presque claustrophobique qui semble prévaloir dans les adaptations cinématographiques. Les descriptions de Mary Shelley sont toutes absolument magnifiques et font partie du plaisir de la lecture.
Cependant, les descriptions ne sont pas les seules tactiques que le roman déploie pour s’ouvrir au monde. En effet, le roman s’ouvre sur le personnage de Robert Walton qui écrit à sa soeur pour lui raconter son expédition au Pôle Nord à la découverte de territoires inexplorés et l’échec de cette expédition. Ce cadre au récit de Frankenstein n’est pas juste un ornement mais donne une dimension spatiale aux recherches de Victor Frankenstein. Robert Walton est le miroir de Frankenstein : comme le scientifique, il cherche à explorer ce qui a été inexploré et semble prêt à commettre le même pêché que Frankenstein avant que celui-ci ne lui conte son histoire et ne le prévienne de l’écueil dans lequel il vogue toutes voiles au vent. On peut voir, dans le désir d’exploration de Robert Walton, la volonté d’expansion coloniale de l’Angleterre, reflétant le développement effréné de la Révolution Industrielle.
Robert Walton est le témoin du récit de Victor Frankenstein et c’est grâce à lui que ce récit nous parvient. Le jeune homme ouvre le roman en expliquant à sa soeur que ses ambitions l’ont souvent conduit à se sentir isolé des autres hommes. Lorsqu’il se retrouve bloqué au milieu de la banquise qui s’est refermée sur son navire, il rencontre enfin une âme soeur sous la forme de Frankenstein qu’il admire avec une affection tout à fait touchante. L’amitié entre ces deux jeunes hommes est certes courte mais incroyablement touchante et votre humble narratrice ne s’attendait pas à se prendre d’affection pour le personnage témoin du récit principal. Mais Victor Frankenstein et sa créature ne sont pas les seuls personnages du roman : Robert Walton, Clerval, Justine et la famille De Lancey sont tous des personnages qui sont tout aussi intéressants à découvrir que les deux personnages principaux.
L’explorateur est également un témoin privilégié puisqu’il est la seule personne (avec sa soeur, à laquelle il écrit) à connaitre la conclusion de l’histoire. En effet, Victor meurt avant de tuer son oeuvre et Robert Walton est le personnage auquel le monstre se confie sur sa volonté de mourir après la mort de son créateur. Les récits se concluent à travers Robert Walton qui conclut lui-même son récit en conséquence de cette histoire. Les territoires au-delà du Pôle Nord resteront inexplorés et on peut se hasarder à penser que Victor Frankenstein a, à travers le personnage de Robert Walton, atteint enfin la rédemption qu’il voulait obtenir en tuant la créature à laquelle il avait donné naissance.
Clerval, l’ami d’enfance de Victor Frankenstein, est également intéressé par les langues orientales qu’il étudie à l’université d’Ingolstadt. Enfin, Saffie, la femme de Felix De Lancey, est la fille d’un marchant turc. Comme vous pouvez le voir, le roman, est très loin d’être le labyrinthe souterrain et claustrophobique qui caractérise de nombreux romans gothiques, mais, au contraire, s’ouvre sans cesse vers des horizons qui, pour l’époque, étaient quasi inexplorés, comme l’horizon du mystère de la vie et de la mort que Victor Frankenstein franchit.
Nous pourrions écrire des pages et des pages sur le style de Frankenstein : ce roman est une merveille à lire, comme un trésor qu’on découvre à chaque page et votre humble narratrice n’exagère rien. La narration à tiroirs est impressionnante : les récits s’emboîtent sans cesse et, à travers le point de vue d’un autre personne, on vous rappelle que le récit que vous avez lu précédemment est lui-même le fruit d’un autre point de vue. Certains critiques ont comparé la narration du roman au monstre créé par Frankenstein : une création de morceaux incongrus cousus ensemble, formant une unité monstrueuse. C’est exactement ce que vous avez l’impression de lire : une sorte de monstre à peine croyable et passionnant par ce caractère unique.
L’image à la une est le tableau d’Alexandre Calame, “Torrent de montagne” peint en 1850.
édition Le Livre de Poche.
traduction de Joe Ceurvorst.
352 pages.
Anne-Victoire.