« J’entends que tout s’écroule. Tout part en vrille. Et ne je comprends rien. À rien. »
« Je les ai déjà vues. Cent ou mille ou cent mille fois, ces scènes pathétiques. Extérieures et nuisibles. Les mêmes, toujours les mêmes, répétées à l’envi, toujours la même vie à vivre matin midi et soir, les mêmes poivrots, mêmes engueulades, mêmes étudiants attardés, mêmes couples futiles. Bientôt il y aura le jour, inutile, puis la nuit gagnera, les lumières flasheront, et les scènes reviendront, les couples attardés, les étudiants futiles, les engueulades et leurs poivrots, les mêmes, déjà vus des mille et des cents. Ils me fatiguent. Alors les feux se tairont, et la désolation frappera au plexus. »
Quelques lignes, et tout de suite un décor, un poids, quelque chose de dur, de gluant. Tu sens que tu ne poseras pas le livre avant de t’être pris la dernière page en pleine gueule, comme tu sais que tu vas encaisser les autres. Chaque phrase fuse, te prend aux tripes. Sans te laisser le temps de t’en remettre, l’auteur enchaîne avec la suivante, te roue le corps à coup d’uppercut et ne te lâche pas. Emergence du souvenir d’une traversée de l’Ardèche, la N106 en stop, un routier au volant d’une Mégane, les pneus crissent, ça sent la gomme par la fenêtre ouverte, la chaleur écrase le paysage crayeux et les villages traversés à toute blinde, les stations-service défilent crasseuses. — « Je n’avais jamais remarqué que le chien du logo Agip avait six pattes. […] L’enseigne jaune a jauni et un néon faiblard joue à l’éclair pénible. Tout s’éclaire : jaune et noire salamandre, nos venins mortels, dans le feu tous les deux, sans brûler. J’ai faim de flammes. » Les images restent. Justes. Julien d’Abrigeon réussit, d’un quotidien moche en bord de route nationale, à faire un texte fort et beau sans misérabilisme ni clichés. On retrouve dans Sombre aux abords un art du cadrage à l’américaine, des portraits à la Depardon, un regard photographique sur ces personnages usés et ces vies de seconde zone qui émaillent les paroles des chansons de rock country, les films noirs, les bons polars et qui surgissent des dix textes qui composent le livre et s’impriment dans la mémoire.
Cela se passe souvent la nuit, une nuit qui tire sur sa fin, baignée par la lueur blafarde des néons inutiles et le halo orange des lampadaires. En bordure, là où le regard ne s’arrête pas, où l’on ne va pas, dans des petites villes sans attraits. Plus vraiment la campagne, mais pas loin. Les hommes ont depuis longtemps quitté la terre pour travailler à l’usine ou au garage, pour multiplier les petits boulots, les pères s’usent sans but pour tenter de gagner leurs vies comme si elles ne leur avaient jamais appartenu. Les femmes sont des images fuyantes, les mères souvent absentes ou mortes, les filles lassées partent après un dernier coup de chiffon sur la table ou une gifle de trop. Et puis il y a celles que l’on veut rattraper, retenir, conquérir à tout prix, les jolies qui veulent toujours plus et pour qui l’on ferait tout, même le pire, façon Bonnie et Clyde en bout de course. Les bagnoles obsèdent les pages, passe-temps que les personnages font rugir en rodéos nocturnes et rouler à perdre haleine vers l’impasse, symboles de la rage de vivre, de s’en sortir même s’il n’y a pas d’espoir. Tous sont enfermés dans leur passé, dans une posture de virilité surjouée d’hommes qui savent avoir échoué en cours de route, plutôt pas loin du point de départ, mais qui tentent malgré tout d’arracher à la vie ce qui lui reste à leur donner. De fuir, de creuser les « Sales sols stériles » pour voir si l’horizon ne serait pas enfoui dessous, vu que celui qui s’annonce est bouché. « Parti de rien, je ne veux rien. Juste gagner ces quelques courses dont les gagnants resteront à jamais des losers. »
L’écriture de Julien d’Abrigeon marque par son rythme soutenu, changeant jusqu’à être parfois haché, toujours mordant. Les sonorités y jouent à se poursuivre, à se heurter dans une langue qui travaille les mots comme une matière vivante et vibrante, use de la polysémie, de la variation, s’amuse avec les références musicales et littéraires, déplace virgules et points pour bousculer le sens et maintenir le lecteur en tension, vigilant de chaque respiration, conscient du souffle. L’influence de l’expérience de la lecture publique et de la poésie sonore pratiquée depuis une vingtaine d’années par l’auteur est manifeste et se déploie parfaitement à l’écrit, donnant naissance un texte que l’on a plaisir à lire comme l’on voudrait l’entendre lu. Prégnance de l’oralité, mais aussi de la musique, Sombre aux abords rendant hommage à l’album Darkness on The Edge of Town de Bruce Springsteen dont il reprend la structure et les thèmes. Les 5 chants respectifs de « Face à » et « Beside » se font écho, tous empruntant leur titre et leur canevas aux paroles des chansons du guitariste américain. « Il y avait là un mélange entre le souffle épique de la musique et le récit de vies ordinaires des paroles qui me semblait intéressant à retranscrire avec des mots seulement. J’ai donc écouté attentivement, tentant de restituer au plus près les crescendo lyriques, les intros de batterie, les coupes, les échos en stéréo… En revanche, pour créer de tels rythmes, il faut étrangement écrire ensuite dans le silence et recréer la musique seulement avec des mots, des sons, avec la syntaxe et une sorte de versification sauvage de la prose… » (1) explique Julien d’Abrigeon dans une interview publiée par Bookalicious.
En mars dernier, Quidam publiait Ca va aller, tu vas voir de Chrìstos Ikonòmou, qui déjà captait avec talent la lumière crue sur les visages abîmés d’habitants de quartiers en déclin. Sombre aux abords, par la netteté lucide des images qu’il impose et par sa forme d’une poésie menaçante, frappe plus fort, et plus longtemps. Les deuxièmes chants de chaque face, En gueulant comme Adam engueulant Caïn et surtout Cimenterie, qui abordent le rapport au père dans toute sa possible dureté, sont d’une beauté et d’une justesse rares et violentes, de celles que l’on n’oublie pas.
(1) Extrait de « [Rentrée Littéraire 2016] JULIEN D’ABRIGEON : SOMBRE AUX ABORDS », sur Bookalicious.
Sombre aux abords, Julien d’Abrigeon.
Quidam éditeur, sept 2016.
148 pages.
Lou.
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