Vous connaissez sans doute déjà le scénariste Juan Díaz Canales à travers la série Blacksad et bien n’hésitez pas à le découvrir sous un autre jour avec Au fil de l’eau. Dans ce one shot au genre inclassable, si ce n’est dans celui des BD de qualité, il allie à la fois ses talents de scénariste et de dessinateur, c’est-à-dire un graphisme plus que convainquant relevé par un noir et blanc époustouflant et un scénario intriguant jusqu’au bout.
À plus de quatre-vingt ans, Niceto et ses amis ont deux passes-temps : revendre de la marchandise au noir et jouer leur gain aux cartes. Ils sont de ceux qui ont vécu la guerre et qui sont restés fidèles à leurs idéaux, mais leur pire ennemi n’a ni doctrine ni destinée. Il est là depuis toujours, change, passe, tantôt rempli d’illusions, tantôt vide de sens. Jeune, la vie est pleine de promesses, la roue peut encore tourner ; en vieillissant “la résignation l’emporte sur l’angoisse”… mais pas toujours.
Niceto et ses compagnons sont de ceux qui savent et ils se sont jurés de garder le secret. Alors que ses amis sont tour à tour assassinés, le vieil homme commence à avoir un comportement étrange. Son entourage qui mettait ça sur le compte de l’âge ne s’inquiète pas trop jusqu’à ce qu’il disparaisse sans laisser de traces… si ce n’est, au grand damne de Julia, la cendre de ces cigarettes sur le sol du salon de son petit-fils. Ce dernier, qui avait passé sous silence les menus larcins de son grand-père, n’a d’autre choix que de mettre son père dans la confidence.
Juan Díaz Canales met ainsi en scène trois générations d’hommes qui n’ont pas, plus, les mêmes attentes de la vie : celle de Niceto, qui n’a plus que le présent devant lui, celle de Román, à qui il reste quelques rêves à réaliser, et celle d’Álvaro, qui a encore pas mal de cartes en main face à l’avenir.
C’est autant la mystérieuse série de meurtres que le croisement intergénérationnel qui retient l’attention tout au long de la BD, sans oublier la remarquable retranscription de la vieillesse et des traits de caractère de chacun des personnages.
À travers une intrigue à la fois existentielle et policière, un humour grinçant et beaucoup de subtilité, Juan Díaz Canales interroge sur le temps qui passe, l’évolution de la société et les points de vue différents que chacun porte sur le monde et l’avenir au gré des étapes importantes de la vie.
“Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages; (…) on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s’arrête jamais.”*
Lisant Le Désert des Tartares (chroniqué par Ludo ici) tout en chroniquant Au fil de l’eau, l’écho entre les deux œuvres s’est fait spontanément malgré un style et un format très différents. Dino Buzzati et Juan Díaz Canales traitent tout deux de la solitude de l’homme face à la mort et se rejoignent pour nous dire que la vie des hommes n’est rien face au temps qui passe inexorablement.
“(…) le temps courait; sans se soucier des hommes, il allait et venait par le monde, flétrissant les belles choses; et personne ne parvenait à s’échapper, même pas les enfants nouveau-nés qui n’ont pas encore de nom.”*
* Extraits du Désert des Tartares de Dino Buzzati
Éditions Rue de Sèvres, 2016
108 pages
traduit de l’espagnol par Sophie Hofnung
Pauline