Paul Auster, écrivain américain à succès (La Trilogie new-yorkaise, Moon Palace, Léviathan… ) poursuit après Chronique d’hiver (septembre 2014) sa quête du monde intérieur dans un récit à la conjoncture de l’autobiographie, du journal et de l’analyse sociohistorique de l’Amérique des années cinquante et soixante.
Pour se raconter, explorer “la géographie interne” de son enfance, adolescence et aube de l’âge adulte, Paul Auster opte pour la deuxième personne du singulier. Ce “Tu” est à la fois pudicité de l’auteur qui n’a jamais tenu de journal intime et une posture distanciée nécessaire qui lui permet d’interroger cet être oublié qui ne subsiste qu’à travers les réminiscences sensorielles, les souvenirs et les quelques preuves matérielles conservées.
L’enfance, de la naissance de la conscience de soi à l’apprentissage du mensonge et de la perte de confiance à douze ans occupe toute la première partie du livre, “zone intérieure”. Le passé et le présent se confondent, les souvenirs perdus côtoient les indélébiles. On retrouve ici toute la plume d’un l’homme de Lettres notamment influencé par les auteur(e)s français(es).
Tu ne te souviens pas qu’on t’ai fait la lecture, et tu ne te souviens pas non plus d’avoir appris à lire. Au mieux, tu te rappelles avoir parlé à ta mère de quelques-uns des personnages que tu affectionnais et qui se trouvaient dans les livres (…) Tu ne parviens pas à entendre sa voix, tu ne parviens pas à sentir son corps près du tiens.
Deux thèmes cependant filent tout au long de l’ouvrage, l’apprentissage de la solitude et la découverte de la judéité. Le lecteur assiste alors à la naissance d’un esprit, à la construction d’une individualité. Sa passion pour la Baseball, ses premières lectures, découvertes, déceptions.
Tu n’arrives pas à te rappeler à quel moment précis tu as compris que tu étais juif. Il te semble que c’était peu de temps après que tu as été en âge de t’identifier comme un Américain, mais il est possible que tu te trompes, que cette compréhension ait fait partie de toi dès le tout début.
Dans la seconde partie, “Deux coups sur la tête”, l’auteur embarque son lecteur dans les visionnages de L’Homme qui rétrécit et de Je suis un évadé. Il retranscrit alors à la perfection cette “exaltation haletante” que provoquent certains films de notre enfance… Univers cinématographique qui l’a sans nul doute amené à travailler plus tard dans le cinéma.
Pendant la demi-heure suivante, c’est dans un état d’horreur éblouie que tu regardes le film en t’émerveillant de chaque nouvelle astuce de perspective, de chaque nouvelle distorsion d’échelle, à commencer par la scène de l’attaque brutale du chat qui se rue sur la maison de poupée et envoie Carey piquer un sprint sur la moquette du séjour (…)
L’exploration intérieure se termine par une “capsule temporelle”, les lettres échangées avec son ex-femme, Lydia, qu’il a connu alors qu’il fréquentait l’université de Columbia. Le “Je” apparaît alors pour la première fois, dans les extraits de la correspondance. On découvre alors la formation d’un jeune homme de New York à Paris, les affres métaphysiques de l’entrée dans l’âge adulte, et toujours ce sentiment de solitude et les premiers pas de la carrière d’un romancier, essayiste et traducteur.
C’est parce que Paul Auster se considère comme “n’importe qui” que le lecteur se retrouve par ce “Tu” emporté avec lui dans une capsule temporelle qui atterrit aux États-Unis de l’industrie cinématographique, du révisionnisme historique à l’école, de la Guerre Froide, du Rock’n Roll puis de la guerre au Viêtnam. Un album de photographies et d’illustrations diverses permet de mieux appréhender cet univers proposé.
29 mars : (…) Les problèmes politiques sont devenus si oppressants que ces pensées-là sont désormais impossibles. Si je dois faire face à une incorporation dans l’armée l’été prochain, j’ai décidé d’aller en prison, pas au Canada. Je ne peux pas en donner d’explication rationnelle, sinon que c’est le geste le plus dédaigneux.
Dans Excursions dans la zone intérieure Paul Auster parvient sans doute à capturer au mieux, plus que dans toutes ses œuvres de fiction et comme il l’écrit, l’étrange dualité d’être en vie, “cette inexorable union de l’intérieur et de l’extérieur”.
Sonia
Excursions dans la zone intérieure, Paul Auster, trad. Pierre Furlan, Babel (1384), avril 2016, 291 pages.