“Nous sommes les gens de qui nous parlons”- Alan Ingram Cope.
Il y a une vingtaine d’année, au hasard du fil de la vie, deux hommes font connaissance. Il s’agit d’Alan Ingram Cope, américain septuagénaire ayant participé à la Seconde Guerre Mondiale et d’Emmanuel Guibert, artiste bédéiste français. Ils se parlent, s’échangent des bouts de vies, des fragments de mémoires et se lient d’amitié. A la mort de son ami, Emmanuel Guibert décide de mettre en image l’existence de celui-ci à travers une série de bandes-dessinées: La guerre d’Alan en trois tomes, L’enfance d’Alan et enfin Martha et Alan, dernier album venu compléter cette épopée biographique.
Emmanuel Guibert nous narre la rencontre de deux enfants au croisement d’un jeu de Colin-Maillard, leurs accessions toujours plus poussées jusqu’aux sommets des canopées, leurs voix de sopranos se mêlant lors des chants religieux et les veillées de Noël. Il nous raconte l’histoire merveilleuse de ce premier amour que l’on a tous connu et qui nous renvoie à ce doux écho qui résonne en nous. Martha et Alan passent tout leur temps libre ensemble, ils grandissent, se déploient, deviennent nécessaires l’un pour l’autre à travers des petites actions de tous les jours. Cette amitié tendre ira de leurs cinq à leurs douze ans, puis ils commenceront à se perdre de vue, séparés par la distance mise entre les adultes qui ont oubliés l’importance et la force de ces moments si fugaces.
Ils se verront une dernière fois l’année de leurs dix-huit ans, lors de retrouvailles distantes sous un air de Chopin, puis Alan partira rejoindre le front et s’installera en France. Les années passent mais n’effaceront pas à son souvenir cette petite fille et ils renoueront contact vers les années 80 pour ensuite entretenir une correspondance épistolaire nostalgique. Ces lettres exprimeront cette importance mutuelle, mise en lumière grâce à tout les détails dont ils se souviennent, bref qu”ils étaient quelque chose l’un pour l’autre”.
C’est dans ces lettres, en plus de ses discussions avec Alan, qu’Emmanuel Guibert a puiser les faits qui l’ont poussé à se lancer dans ce volume très différent des précédents.
En effet, ayant habitué le lecteur à une mise en page plus classique à base de cases et d’encre, l’illustrateur s’est réinventé dans Martha & Alan. Suite à un voyage marquant en Taïwan, il découvre le travail percutant de Tang Ying, dont il évoque les peintures lettrées qui se rapprochent de la bande-dessinée contemporaine. Nourri par cette expérience, Emmanuel Guibert propose un réel roman graphique sublimé par des illustrations colorées pleine page d’une réelle beauté. L’utilisation de la craie et de l’encrage sur rhodoïd donne un nouvel aspect aux mémoires d’Alan sans pour autant les dénaturer: elles perdurent, se réinventent et nous parlent.
On sent une réelle bouffée d’air frais à la lecture de cet album aux illustrations sublimes. Les dessins sont d’un réalisme quasi-photographique et la disposition des décors et des protagonistes semble redonner vie à Alan et aux gens gravitant autour de lui. La Californie des années 30 au coeur d’une Amérique marquée par la grande dépression, défile devant nos yeux, les arbres étendent leurs branches au dessus de nos têtes, la chaleur du soleil laisse place à la morsure de la neige en seulement une centaines de pages et quelques phrases aussi concises que marquées d’une force de volonté toute simple emplie de franchise .
Les petits bonheurs et les grands malheurs de l’enfance sont concentrées dans ce livre, ce petit bout d’Alan. A la manière d’un bras de rivière qui se scinde en deux pour se jeter finalement dans l’immensité de l’océan, les vies et portraits croisés brossés par Emmanuel Guitbert se lient, se complètent, se séparent sans pour autant oublier d’où ils puisent leur source. Très impliqué par son sujet, l’auteur a su réinterprété à sa manière et avec sa sensibilité et sa finesse propres la vie de son ami, lui rendant le plus beau des hommages tout en se réinventant lui-même.
Petit plus: pour aller plus loin dans la découverte de cet auteur et de son travail autour de la vie D’alan Ingram Cope, je vous conseille également d’aller regarder du côté de France Inter qui propose des documentaires très intéressants sur la démarche globale qu’il emprunte au fil de la création de Martha & Alan.
Editions L’Association
120 pages
Caroline