Cinq cents pages d’un système mécanique, où des rouages vont s’imbriquer afin de brosser une saga familiale et artistique s’étirant sur les XXe et XXIe siècle ? Le défi est considérable, le pari de Yannick Grannec réussi. Ayant une formation de designer industrielle, l’auteure fait la part belle au Bauhaus, école mythique des avant-gardes.
Tout débute par une énième émission d’Oh my Josh!, télé-réalité promettant résolution des conflits familiaux associée à la rénovation de la maison – le minimalisme de Marie Kondo n’étant pas loin. Producteur-animateur adulé, Josh Shors porte le show depuis plusieurs années avec l’aide d’une équipe soudée autour de sa femme Vikkie. Trois événements vont venir perturber l’équilibre de Josh : la naissance prochaine de leur enfant, la découverte d’un trésor nazi et le suicide associé de son père, peintre ermite tourmenté. La succession va soulever les interrogations de l’histoire réelle de la famille de Josh. Son père, Carl, a été confié par ses parents juifs allemands à des amis fuyant en Amérique. Il n’en a jamais été fait mystère. Pourtant, il semble soudain qu’une soeur apparaisse, et que cette soeur pourrait être une mère. Qui est donc cette Magdalena Grenzberg, fille de marchand d’art et absente des registres ?
La seconde partie nous renvoie au début du siècle, suivant le destin de la famille Grenzberg et plus particulièrement de Magda. Fillette ballotée d’hôtels en hôtels, elle fréquente pêle-mêle l’aristocratie suisse, les filles de joie berlinoises, les négociants et investisseurs riches et les artistes fauchés. Au coeur de ce monde chatoyant, elle ne voit très vite qu’une seule voie pour elle : l’Art. Avec le soutien de son parrain Paul Klee, elle finira par intégrer le Bauhaus, école avant-gardiste. Pourtant, elle se frottera malgré tout aux inégalités de sexe, au traditionalisme bourgeois et aux combats politiques parfois déçus.
“Caprice ? Caprice ! Que veux-tu dire par-là ? Que le talent artistique appartient au genre masculin ? Que la seule création à laquelle je puisse aspirer est la maternité ? Une création sans conscience de création ? Sans dessein ? Et pourquoi devrais-je trancher entre création et procréation ?”
Tout au long des deux parties de ce livre, Yannick Grannec nous interroge. Sur la liberté, sur l’Art et sur la transmission inconsciente. Le travail de chacun des protagonistes, ainsi que leurs modes de vie, sont incompris par la génération précédente. A travers chaque voix, on ressent les bases parfois creuses sur lesquelles les êtres se sont bâtis. En opposition le plus souvent. Une mécanique bien huilée. Et en filigrane, l’histoire même de l’Art, souvent lui aussi, en réaction aux courants précédents. La méfiance des expressionnistes allemands quant aux avant-gardes nordiques. L’hypocrisie nazie quant à l’art dégénéré qu’ils collectionnent secrètement. Art dégénéré qui survivra en partie aux purges de la guerre, pour apparaître comme des oeuvres inestimables par la suite. Si les générations se suivent, il subsiste pourtant à travers l’art un point de repère, une survivance. La preuve d’un contexte, d’une culture et d’une société. Préfigurant également les obsessions à venir.
Jamais manichéen, Le Bal mécanique nous montre différentes facettes d’une famille déchirée. Mêlant avec brio enquête psychogénéalogique, saga entraînante et introduction à l’histoire des avant-gardes, Yannick Grannec propose un roman foisonnant et chatoyant.
Editions Anne Carrière,
540 pages,
Aurore