« Du scribe, j’ai l’échine docile et l’œil stupide, mon tempérament m’invite à confondre la suie déposée sur la vitre avec l’espèce de nuit qui s’agite au-dehors. Toute proie a son ombre, dit-on — autant mêler l’une et l’autre. »
« Donc, croyez-moi, ne me croyez pas, peu importe, puisque toute vie racontée n’est qu’un violent processus de défiguration. »
Larves et imagos, oiseaux marins estropiés, éponges et coraux, fleurs jaillies du fumier… Hors du charnier natal est porté par une langue « scaphandre et lance-flammes » toujours puissante, imagée, incisive, qui perce et fouit les chairs et les phrases ; une écriture corporelle, qui donne corps, qui est un corps, un grand corps plein de tripes, d’articulations, de tendons, de nerfs avec lequel « en découd » un Claro pyromane, provocateur, irrévérencieux, gouailleur. — « On voit le sang gicler, on entend claquer les tendons du cou, crisser les os de la colonne, mais sans jamais voir le sourire du monarque ».
Du récit biographique de la vie de Nikolaï Mikloukho-Maklaï (anthropologue et biologiste russe de la fin du XIXe ayant vécu en Nouvelle-Guinée auprès de populations papoues), le livre bascule vers l’autofiction et la mise en scène de l’écrivain qui s’interroge sur lui-même, l’écriture et son sujet, par le biais d’allers et retours entre la troisième et la première personne — qui parfois se confondent. Voici donc un narrateur qui commente sans cesse le récit, fait remarquer l’absence de paragraphes ornementaux ou digressifs, avoue ignorer certains épisodes et se dispense de faire quelques recherches, quelques efforts, qui produiraient « du ciselé main, certes, mais un peu loin des couilles » : « La chose m’a certes effleuré, mais j’ai craint qu’elle ne sente trop le procédé. Qu’on en voie les ficelles. Les sutures. » Un narrateur qui décortique images et formules comme des crevettes, débarrasse l’écriture de sa gangue — qu’il révèle et ausculte — et n’a de cesse de boxer son sujet, ce « fier écrin » que « l’écrivain offre à sa fainéantise ou son impuissance ».
Cette bataille entre le sujet et le livre rend visible l’objet de langage qu’est ce dernier et laisse au lecteur la place de s’y installer, d’imaginer et de critiquer. De faire son boulot de lecteur, somme toute. Ce qui est loin d’être anodin, innocent ou commun. Ici, pas de romancier qui nous guide de sa badine le long de sentiers battus. Nous sommes autant confrontés à notre intérêt grandissant pour un anthropologue russe misanthrope qu’à l’écriture qui se crée et à un narrateur qui refuse de nous prendre pour des cons ou par la main et s’interroge sur ce qu’il a lui-même « à faire de Nikolaï Machinchose ». Claro laisse transparaître le grand lecteur qu’il est, nourrit et forgé par des auteurs dont le lecteur attentif retrouve la trace dans le livre, des poètes dévorés aux auteurs traduits (Baudelaire, Rimbaud, Proust, Eleni Sikelani, William T. Vollmann…), dont les mots digérés sont devenus éléments de langage, « strates de souvenirs » intégrées au flux.
Dans ce Charnier natal, où les trappes ouvertes par l’écriture sont oubliettes et passages, les images, les associations d’idées incongrues et déroutantes, sourdent en une puissance taurine et délicate, dans ce double mouvement qui excave et élève, fidèle aux obsessions de l’écrivain immobile et en feu. L’apparition inattendue, par le truchement d’une correspondance, d’un superbe « je » féminin libère une voix insolente et caustique qui se secoue comme l’écrivain pour se débarrasser de sa mue, de ses oripeaux, et offre des morceaux parmi les plus jubilatoires du livre. Car si Claro expérimente, ébranle et impressionne, il réjouit aussi par sa capacité à retourner les stéréotypes contre eux-mêmes, à se jouer de la langue et de ses structures, à capter du coin de l’œil les mouvements périphériques et les vols des gerfauts, à saisir et montrer ce qu’il y a de purement jouissif dans l’écriture. Un plaisir contagieux.
Hors du charnier natal, Claro.
Éditions inculte/dernière marge, 2017.
144 pages.
Lou
Le site des éditions inculte/dernière marge — Le Clavier Cannibale de Claro
Lire aussi : l’entretien d’Un Dernier Livre avant la fin du monde avec Claro.
Superbe analyse à la mesure de l’ogre érudit et de son anthropologue misanthrope!