Chisinau, capitale de la Moldavie: ses blocs soviétiques, son béton gris, ses arbres rachitiques et ses habitants errant portés par le vent de leurs maigres et répétitives occupations. Cette fois encore, les éditions Belleville nous ramènent de leurs pérégrinations un roman aux saveurs nouvelles signé Iulian Ciocan. Ici, l’auteur nous ouvre les portes du Royaume de Sasha Kozak, qui n’est autre que la mégalopole dans laquelle il a vécu. A travers une galerie de personnages aux caractères bien trempés, il nous parle de ce pays scindé entre plusieurs cultures suite à sa prise d’indépendance, avec un style sans fioritures ni faux semblant.
Entre autres, on y croise Octavian Condurache, écrivain qui se fait sans arrêt houspiller par sa femme Marcela et qui ne parvient pas à écrire ne serait-ce qu’une ligne alors qu’il a pour principal but de réaliser le roman de sa vie, le jeune Sasha qui, suite à une peine de coeur, devient un coureur de jupon invétéré qui jette les filles après usage, sans oublier le peuplier dont les racines pourrissent à petit feu et dont les ramures perçoivent et notent toutes les allées et venues du voisinage…
Si au premier abord le seul point commun qui semble relier ces protagonistes de tout âge est le triste décor dans lequel ils évoluent, on se rend compte au fil de la lecture que tous se lient de prés ou de loin:en effet, ils se croisent, s’ignorent, s’épaulent ou se critiquent… Confinés dans les tours d’immeubles en béton grisâtre ils cherchent chacun à leur manière à s’évader de cette morosité ambiante.
«Jusqu’au petit matin, elle dressait le bilan de son existence en tressaillant de temps à autre, lorsque les hurlements des chiens errants déchiraient le silence sinistre de la nuit.
Ses méditations nocturnes la confrontaient dans sa conviction que la nature humaine prospérait dans le règne de la vanité et de la mort. Et si il en était ainsi, n’aurait-il pas été naturel que l’humanité, partageant une même souffrance, soir meilleurs, plus miséricordieuse et soudée? Or les gens que Victoria Ionovna croisait quotidiennement, non seulement ne se souciaient pas du lendemain, non seulement perdaient leur temps en broutilles, mais en plus étaient dominés par la concupiscence, l’orgueil et l’envie.»
Iulian Ciocan nous parle à la perfection de la Moldavie et de la situation complexe toute particulière dans laquelle le pays et ses habitants se débattent: roumanophones et russophones doivent cohabiter dans cette partie postcommuniste de l’ex-URSS qui cherche son identité.
Ses personnages évoluent dans un huis clos en plein air, ne franchissant pas ou peu les limites de leur quartier, ils tentent tout de même de s’évader par leurs maigres moyens: l’imagination, la rêverie, l’espoir, et même les telenovas pour la mère Frosea, qui ne jure que par ces feuilletons dramatiques aux décors tropicaux qui lui font penser qu’il y a plus malheureux qu’elle ailleurs… Quand au platane, il se nécrose peu à peu de l’intérieur, ses racines empoisonnées par les déchets qui se vident à ses pieds, laissés par les même mains qui l’ont planté et choyé jadis, lors de la déclaration de la prise d’indépendance de la Moldavie. Il entend tout, se souvient de tout, et garde dans sa sève un passé heureux et souriant, plein d’un espoir qui s’est racorni en même temps que son feuillage.
«Et la mère Frosea avait eu une nouvelle illumination. C’était ça, Isaura et tous les exploités appartenaient à une époque révolue. Présentement, au Brésil, la tyrannie n’était plus! Dire que pendant des années elle avait vécu avec la conviction qu’Isaura était une contemporaine, que des gens souffraient chaque jour de l’esclavage! Pire encore, toutes les telenovas d’aujourd’hui, celles de l’époque actuelle, la mère Frosea les avait perçues à travers le prisme des souffrances d’Isaura.»
Dans Le royaume de Sasha Kozak, on suit le quotidien grisonnant d’héros ordinaires qui luttent chacun à leur façon contre leurs démons tout en soulevant le manque de loisirs et de passe-temps présents dans leur capitale. Alors que certain se tuent au travail sans même s’interroger sur le but de leur vie, d’autres sont hantés par un ancien amour, par un acte-manqué, et le monde continue de tourné en oubliant un peu plus chaque seconde ces fuites en avant désepérées.
Il faut dire que Chisinau et la Moldavie en elle-même ne sont pas les premières destinations prisées par les touristes et que d’un point de vu francophone la littérature moldave reste un territoire très peu exploré et qui reste, comme le soulève lui-même Iulian Ciocan, à l’ombre de la culture russe.
Les Editions Belleville nous mettent en totale immersion au coeur d’une civilisation assez peu connue qui nous apparait le plus souvent par le biais des médias. Découpé sous la forme de 18 chapitres couvrant un quart de siècle, Le royaume de Sasha Kozak explore une galerie de personnages colorés mis en scène par l’auteur qui représentent l’âme cachée de la Moldavie. En effet, sous un aspect morose et sans joie, les protagonistes fantasques d’Iulian Ciocan se dépêtrent tant bien que mal contre la désilusion morale qui ronge leur pays.
En nous contant ces histoires et ces faits simples, l’auteur fait preuve d’une écriture très poétique et sensible, tout en restant piquant et drôle à sa manière. Et il faut dire qu’en tant que citoyen moldave et habitant de Chisinau, il dépeint mieux que quiconque cette quête d’identité et ces algarades quotidiennes entre russophones et roumanophones sous fond de pression politique, culturelle et sociétale.
Belleville Editions
187 pages
Caroline