Paul Hasleman, 12 ans, constate un matin que les sons de son quotidien sont étouffés par la neige. Il s’en aperçoit car les pas du facteur, qu’il a l’habitude d’entendre depuis son lit, lui parviennent comme en sourdine. Paul est heureux. Des semaines qu’il l’attendait cette première neige d’hiver. Mais quand il se lève et lance un regard par la fenêtre c’est la stupeur : pas la blancheur d’un flocon, pas même le moindre vestige d’un peu de glace. Il n’a pas neigé. Pourtant il l’entend la neige, ou plutôt il l’entend enrober les sons environnants, tout recouvrir d’un voile de silence.
Depuis cette étrange découverte, Paul porte au creux de son esprit cette sensation délicieuse qu’il possède un grand secret. Il convoque avec plaisir ce nouveau monde de neige qui s’offre à lui et se plaît à l’explorer. Tous les jours les pas du facteur semblent de plus en plus étouffés. Tous les jours la neige prend un peu plus de place.
A l’école comme à la maison, il partage son temps entre le monde qui l’entoure, familier, quotidien mais « laid » et le monde qui l’habite, mystérieux, magnifique :
Et il ne pouvait pas y avoir le moindre doute – pas le moindre – que ce monde nouveau était le plus profond et le plus merveilleux des deux. Il était irrésistible. Il était miraculeux.
La nouvelle de Conrad Aiken se concentre sur les impressions du jeune Paul, sur sa découverte de ce monde intérieur qui le ravit, mais qui, peu à peu, finit par le mettre dans une situation très délicate. Partagé entre le plaisir qu’il éprouve, le besoin impérieux de tenir cette information secrète et la nécessité de participer à la vie quotidienne (l’école, la vie de famille), Paul éprouve de plus en plus de difficultés à masquer son inattention à son entourage.
Pourtant il semble comprendre d’instinct l’incommunicabilité de ce qu’il est en train de vivre. Peur d’être jugé, incompris, peur que son monde intérieur soit dégradé par l’incompréhension ou l’incrédulité des autres, et notamment de ses parents. L’isolement prend place dans la vie de Paul avec une douceur infinie :
[…] il était déjà en train de mettre, avec une agréable sensation de demi-effort, son secret entre lui et les mots.
Le premier de ses sens qui est touché par l’apparition de ce phénomène nouveau est l’ouïe, la sensation de la neige est avant tout sonore. Paul entend le monde différemment, et Conrad Aiken réussi à plonger son lecteur dans cette ambiance silencieuse, assourdie, de paysage enneigé.
[…] il disait la paix, il disait l’éloignement, il disait le froid, il disait le sommeil.
Paul finit également par voir le monde différemment. Ainsi, à travers son regard Conrad Aiken évoque des images tout à fait précises, à la fois de ce qui est imaginé, notamment la neige, les flocons dont il a d’abord cru l’existence, mais également de toutes ces petites choses qu’il examine, et qui sont décrites avec une très grande minutie.
Les yeux de Paul sont de ceux qui ne font pas que voir. Ils subliment, ils ont accès à autre chose, à cet autre monde justement, qui transfigure littéralement son quotidien, lui faisant peu à peu quitter la banalité de ce qu’il aimait auparavant : les traces de chien dans le ciment, la volière dans le pommier, pour se plonger un peu plus dans le paysage de neige qui s’offre à lui :
Aucun conte de fée qu’il avait lu ne pouvait lui être comparé – aucun ne lui avait jamais procuré cette combinaison extraordinaire de charme éthérée et de quelque chose d’autre, innommable, ce qui était juste un peu et délicieusement terrifiant.
On ressent l’atmosphère ouatée, la présence du froid, les interférences causées par la neige et l’étrangeté de ce qui est en train de se produire. Le monde imaginé par Paul, celui de « l’illusion », qu’il vit comme une sorte de secret merveilleux, se devine également inquiétant, menaçant, par sa profondeur et par cet écran qu’il dresse entre l’enfant et les autres. Dans la postface de la traductrice « L’enfant, le traducteur et leurs illusions » Joëlle Naïm précise que Conrad Aiken a utilisé tantôt le terme « illusion » tantôt le terme « delusion », évoquant clairement la maladie mentale.
Cependant, le texte de Aiken, au lieu de réduire, ouvre, préfère élargir qu’enfermer. Il laisse le lecteur plonger, avec Paul, dans la création qu’il a produite, car Paul est véritablement un créateur, vivant un temps dans cet entre-deux mondes. Prêt au basculement, dans ce que cela comporte d’accomplissement sublime et d’irrémédiable perte.
Une nouvelle saisissante.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Joëlle Naïm
Éditions la Barque
48 pages
Hédia