Le chien philosophe Harys aime son maître Moul aux chaussettes puantes qui aime Lara, une chrétienne réfugiée de Damas. Dans son neuvième roman, conte de liberté et d’ivresse, démasquant les vanités qui font le présent, l’écrivain Amin Zaoui met en scène le journal de ce trio improbable pour dire l’Algérie gangrenée par l’islamisme des Tartuffes. S’y déploient ses obsessions – la religion, les femmes, la culture, l’identité – qui innervent son œuvre et construisent un manifeste contre toutes les intolérances. A rebours de toute prison mentale.
Une lecture jubilatoire et impertinente, hymne à la liberté de penser, de vivre et de créer face à toute forme d’autorité !
Nirvana
Quand je fais pipi sur l’image d’un président déchu, je me sens triste. Je n’aime pas me faire plaisir sur un cadavre. Un fini. Un déchu. Alors que pisser sur une grosse tête encore aux commandes me procure jouissance et extase. Nirvana! Je n’ai jamais fait de politique, jamais adhéré à un parti, ni de droite ni de gauche. Je suis audacieux et libre. Je suis le seul opposant qui ose, publiquement, dans ce pays dont l’article 2 de la nouvelle Constitution stipule que l’islam est la religion de L’État, depuis un balcon donnant sur une rue bruyante encombrée de passants, faire pipi et même chier sur les visages des rois, des empereurs et des présidents vivants, morts ou déchus. Même Moul n’a pas le courage de faire comme moi. Ça me fait rire de voir mon maître en train de lire un roman intitulé Le Lit défait!! Le monde défait. Un pays défait!
Le vendredi, “jour de la grande prière et du couscous”, comme chaque jour de la semaine, Moul et Harys, dont l’anniversaire est le même jour, partagent leur quotidien et des discussions politiques et philosophiques dans un appartement dominant la belle baie d’Alger.
Moul a l’haleine chargée de vin et de menthe, adore la pluie et la lecture, Gilbert Bécaud et Tanila, sa fille artiste qui bourlingue aux quatre coins du monde. Il tente tant bien que mal de se dépatouiller avec les femmes de sa vie ainsi qu’avec son penchant pour l’écriture.
Descendant de Qitmir, le chien accompagnateur des Sept Dormants dans le Coran, Harys exècre son nom, rêve d’apprendre l’arabe, “la langue nationale et officielle du paradis”, afin de devenir président de toute la communauté des chiens au ciel. Il vit comme un pacha. Et il s’inquiète surtout de savoir si les chiennes houris existent !
Seules les visites de Lara, belle Damascène aux yeux verts bouleversée par la guerre, qui parle comme dans les feuilletons turcs, chambardent les journées de ces deux célibataires, dans un nuage de cigarettes et dans un bruissement d’étreintes.
Deux voix ressortent dans ce livre, deux narrations qui alternent dans un jeu de miroir – celle de Moul et Harys- pour dire leurs histoires et passés respectifs. Ainsi que leurs aspirations profondes à travers des scènes cocasses, instantanés qui disent la sensualité, et paragraphes au ton sentencieux ou mélancolique; autant de petits fragments de la gazette de ces deux trublions.
Dans cet éclatant journal cacophonique, où la facétie et le rire le disputent à l’émotion, les personnages et les situations semblent tout droit sortir d’une fable, mais sous sa musique faussement naïve, L’Enfant de l’œuf ne cache pas longtemps son dessein premier : épingler le pays natal confronté à l’intolérance et au fanatisme.
La religion dès lors qu’elle est exploitée politiquement et ses extrémismes, la place de la femme (Y a-t-il des femmes quelconques dans cette vie ardue? ) et la permanence de sa marginalisation dans la société. Parmi de nombreuses autres problématiques est aussi interrogée l’identité d’un pays pluriel, avec notamment la reconnaissance récente par l’État du tamazight, la langue berbère et l’existence d’une population syrienne réfugiée dans les rues d’Alger.
De sa langue espiègle et poétique, Amin Zaoui aime décaper et appuyer où ça pique, il aime déclencher le rire mais c’est pour mieux penser une Algérie qui se nourrit et s’épanouit de sa diversité.
Location du dentier
Dès qu’il a rendu son âme à son créateur, ma grand-mère s’est précipitée pour retirer le beau dentier de la bouche de son époux. Elle l’a caché dans son corsage. Elle a lu une partie de la Fatiha, première sourate du Livre saint. Elle était toute contente. Les joues toutes rouges bombées! En retirant le dentier de la bouche du défunt, ma grand-mère Batoul a rajeuni de douze ans, un peu plus. Une lumière s’est installée dans son regard! Elle aussi rêvait d’un jeune homme qui chausse du 46, et plus, pour son lit ! Je soulève le dentier entre mes doigts; je le fixe, puis je le glisse au fond de mon verre de vin rouge renouvelé, plein !
L’Enfant de l’œuf
Amin Zaoui
Serpent à Plumes
201 pages
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