“Tu peux venir d’un pays sans lui appartenir (…) Personne ne t’as transmis l’Algérie. Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’un pays, ça passe dans le sang ? Que tu avais la langue kabyle enfouie quelque part dans tes chromosomes et qu’elle se réveillerait quand tu toucherais le sol ? (…) Ce qu’on ne transmet pas, ça se perd, c’est tout.”
L’art de perdre d’Alice Zeniter est un questionnement permanent sur l’identité : celle que l’on se prête, celle que l’on nous assigne, celle dont on hérite, celle que l’on se construit. L’identité c’est comme un pays : en mouvance, en évolution constante, entre appartenance et détachement, entre fusion et dissociation. Ce peut être aussi vaste que réducteur. Ce peut être à la fois un refuge et un piège.
“(…) un pays n’est jamais une seule chose à la fois : il est souvenirs tendres de l’enfance tout autant que guerre civile, il est peuple comme il est tribus, campagnes et villes, vagues d’immigration et d’émigration, il est son passé, son présent et son futur, il est ce qui est advenu et la somme de ses possibilités.”
“Je crois qu’un pays c’est un mouvement ou que ça meurt”
Des montagnes de la Kabylie jusqu’en France, Alice Zeniter retrace l’histoire d’un pays et d’une famille sur trois générations mais surtout le parcours individuel d’Ali, Hamid et Naïma qui, chacun à leur manière, tentent de trouver leur place et leur équilibre entre deux influences culturelles. Être soi en dépit des croyances collectives et du passé de notre famille relève du défi.
Pour Ali et Hamid, il est question de déracinement, d’intégration, d’un passé à digérer et d’un avenir à réinventer. Quand à Naïma, ce n’est qu’à trente ans qu’elle commence à se questionner sur ses racines. C’est au détour d’une exposition à organiser qu’elle décide de faire des recherches sur la famille de son père et de partir à la rencontre d’une Algérie passée sous silence depuis son enfance. Elle se rend compte qu’elle ne connaît pas ce pays qu’on lui attribue, celui d’où son père vient mais qu’il a décidé d’oublier, celui que son grand-père a fui en 1962.
“L’Algérie les appellera des rats. Des traîtres des chiens des terroristes des apostats des bandits des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. Se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d’accueil.”
Harki est le terme qui restera pour désigner les Algériens qui ont fui leur pays en 1962. Pourtant peu en était. “Et il est étrange de penser qu’un mot qui au départ, désigne le mouvement (harka) se fige ici à la mauvaise place et semble t-il pour toujours.”
Consciencieuse et sans idées préconçues, Alice Zeniter revient donc sur l’origine de certaines expressions et dénominations. Elle dévoile ainsi le sens perdu des mots et l’envers des raccourcis sur lesquels se construisent des jugements sociaux et moraux qui n’ont pas lieu d’être.
Nombreux n’ont jamais clairement pris parti dans cette guerre. Mais comme dans tous conflits, pour ceux qui vous regarde, il faut être pour ou contre, partisan ou traître, avoir un avis, défendre un camps. La neutralité n’existe pas. Le dilemme d’Ali était le suivant : être pour l’indépendance, contre le FLN et sous la protection de l’armée française qui l’un comme l’autre instrumentalisait chaque acte, chaque prise de position, pour mieux attiser la haine et monter les villageois les uns contre les autres.
Ali “a fait le choix, se dira Naïma plus tard (…) d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste”
À travers ces personnages, l’écrivaine expose ce qui ce cache derrière les apparences : les doutes, les peurs, la difficulté à prendre de la distance et à être soi dans une société où l’on vous met dans une case en fonction de votre nom et de votre couleur de peau. Entre incertitudes et précisions, elle interroge les préjugés qui attisent les ressentiments et qui régissent trop souvent nos rapports sociaux. Elle nous rappelle que l’identité est un ensemble de choses souvent impalpables et contradictoires liées à notre éducation, notre culture (simple, double, multiple), nos croyances et nos choix.
“(…) il y a des états que l’on ne peut pas décrire comme ça (…) des états qui demanderaient des énoncés simultanés et contradictoires pour être cernés”
Alice Zeniter nous avait convaincu dès son premier roman (Sombres dimanches – Prix du livre Inter 2013) par la justesse et la sensibilité de son écriture ; et avait déjà amorcé une réflexion sur la question identitaire dans Jusque dans nos bras. Avec L’art de perdre; elle allie consciencieusement les deux pour nous livrer un texte solide, documenté et personnel : une réussite.
éd. Flammarion, 2017
507 pages
Pauline