Trois mots qui dansent sur une couverture. Un, deux, trois, trois mots qui forment à eux seuls un rythme cadencé invitant à la liberté, à l’euphorie d’une cavale et signant ma première rencontre avec ce fabuleux auteur qu’est Christian Bobin: La folle allure.
Christian Bobin est un vrai magicien des lettres et des mots: chaque phrase qu’il dépose sur le papier est aérienne et poétique, dansante. Chacune amène la réflexion, réveille quelque chose d’enfoui ou d’oublié, est marquée par la mélancolie et la légèreté de l’univers.
On peut ouvrir La folle allure à n’importe quelle page et à tout moment de la journée et être assuré d’y lire un passage d’une perfection subtile et délicate qui remet du baume au coeur et apporte de la lumière à l’âme.
L’histoire se passe en la première personne d’une jeune femme au coeur de loup qui grandi au milieu de l’effusion d’une troupe de cirque. Entre funambule, clowns, animaux fauves dressés, elle apprend de la résignation muette de son père et le rire solaire de sa mère. Son enfance est marquée par des fugues dont elle se délecte, s’inventant de nouveaux noms et de nouvelles vies et se faufilant dans la peau d’autres enfants jusqu’au moment où sa famille lui remette la main dessus.
“Après Limoges je ne bouge plus. La province est trop petite. Les chats de gendarmerie me mettent trop vite la patte dessus. J’attends. Je me repose de mes congés précédents. C’est la fin de la saison, l’automne annonce ses couleurs, le cirque va bientôt hiberner, il reste encore un peu de chaleur d’été, très peu. On arrive en banlieue parisienne, à Créteil. Il me suffit de regarder la barre des immeubles: ces endroits sont voués à la disparition. Ils n’ont même été battis que pour ça. Tellement de visages et personne pour les voir. Tellement d’enfants et personne pour les apprivoiser. C’est le terrain idéal pour une fugue.”
Ce récit biographique de Lucie n’est rien de moins qu’une quête doucement effrénée de liberté: avec son credo aussi simple que sans appel « on verra bien », elle s’entoure de personnages qui tour à tour tentent de la comprendre ou de la posséder, tandis qu’elle s’habille quelques temps du manteau que l’on attend d’elle jusqu’à s’en lasser puis reprend son chemin.
Comme sa mère, Lucie attire: le jeune amoureux épris Roman, l’ogre-amant Alban et d’autres hommes lui permettent d’apprendre un peu plus sur elle et sur la vie, sur le tourbillon des sentiments et le calme qu’ils laissent derrière eux.
On suit le fil de ses pensées et de ses désirs qui nous envahissent et nous donnent envie de pousser la porte à notre tour pour vivre notre vie comme on l’entend et non pas comme on nous l’impose.
“Ce que je vous dit là me vient de ma grand-mère, quelques heures avant sa mort- une femme de la campagne, la seule communiste de son village, les cendres étaient tombées sur elle toute sa vie, un enfant handicapé, des maladies, des misères comme s’il en pleuvait, un jour, j’avais alors douze, treize ans, je lui ai demandé: mémé, qu’est-ce qu’il y a de plus important dans la vie? Je n’ai pas oublié la réponse: une seule chose compte, petite, c’est la gaieté, ne laisse jamais personne te l’enlever. Elle disait: gaieté. Je suppose que les religieux diraient: joie. Mais ma grand-mère ne fréquentait pas ces gens-là. J’ai depuis vécu sur cette parole. Au fond, mon mari n’a jamais su la vraie raison de notre séparation. Quand je m suis mariée, la gaieté était dans mon coeur. Si j’ai divorcé, c’est parce qu’elle menaçait d’en partir.”
Que ce soit l’univers pailleté et mystérieux des forains, l’appartement parisien cosy protégé par un érable mille fois centenaire, la chambre d’hôtel retirée dans le Jura ou encore la maison de retraite aseptisée, chaque lieux choisi et décrit par Christian Bobin est enchanteur et particulier, possède un “lui” propre. Ses personnages aussi, bien que peu décrit au sujet de leurs physiques mais tellement au niveau de leurs attitudes, qu’en seulement quelques phrases ils apparaissent clairement sous nos yeux et dansent autour du feu embrasé par la fille-loup.
La folle allure est un roman reposant, ressourçant, une bouffée d’air frais qui revigore et réconcilie avec le quotidien à la fois barricadé et sans frontière dans lequel nous évoluons. Un peu plus d’une centaine de pages suffisent à Christian Bobin pour réaliser un roman essentiel et beau, pour saisir et coucher sur papier le rythme d’une vie et la partition d’un coeur.
“(…) Aimante d’un amour qui ne dépend plus d’un père, d’un mari ou d’un amant, l’amour est une pièce minuscule dans laquelle j’entrerai au bout de ces trois ans, pendant trois ans je me prépare à aimer, pendant trois ans je vis en attendant autre chose et donc je ne vis pas, je brûle seulement et les deux autres brûlent avec moi.”
Editions Folio
173 pages
Caroline
Au sujet de Christian Bobin,
j’aime bien ce qu’il a dit dans le récent ouvrage de Patrice Van Eersel
dans “A la recherche de la vie intérieure” -seoo
(fin de l’entretien avec Christian Bobin)
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Apparemment la citation a été tronquée … la voici sans guillements -tirée donc de l’ouvrage regroupant des entretiens dirigés par Patrice Van Eersel
La dépression est un bon signe. C’est la vie qui frappe à la porte en geignant. Elle nous dit que cette existence ne lui va pas et que nous courrons à notre perte. La dépression est le sursaut paradoxal à la santé. C’est comme une lettre que nous écrivons à nous-même, mais dont nous ne réussissons pas encore à ouvrir l’enveloppe, craignant qu’elle contienne de mauvaises nouvelles. On croit que cela ne va pas alors qu’en vérité on est entré dans une sorte de rébellion douce par rapport à ce qui nous entoure et qui nous fait souffrir. La dépression, c’est la résistance dans les catacombes.
(…)
Je ne faisais pratiquement rien. J’étais réjouis par l’idée que vous alliez venir et que nous aurions cette conversation. Je sentais l’air du dehors. Je ne me déplaçais presque pas et cette bible, je l’ai ouverte comme on caresse un feuillage, en passant, le long d’un chemin de campagne. Pas davantage. Je ne cherchais rien. C’est pour cela que j’ai trouvé. Dans la vie, il y a des moments aériens. Il suffit d’être là, avec la poussière que nous serons un jour, et de ne penser à rien. Bien sûr, c’est difficilement communicable. Comme beaucoup d’autres choses, ça ne marche qu’à condition de ne rien chercher. Le meilleur vient toujours par surprise. Le pire aussi, mais ça, on le sait. Alors que pour le meilleur, on l’ignore souvent. C’est la joie sans cause. Tout d’un coup, notre âme est juste un petit caillou au fond d’une eau très claire. Cela dure quelque temps et puis cela passe. Le caillou reste. L’eau aussi. On les retrouvera. Ce n’est pas nous qui décidons. Vraiment, je le redis parce que je le pense vraiment, il n’y a pas de technique pour cela. Il n’y a pas de recette. Il n’y a peut-être même pas de guide. Mais cela n’est pas grave.
Magnifique !
Merci de nous l’avoir fait connaître.