Depuis L’inconsolable, splendide roman autour de la perte d’un enfant, dix ans se sont écoulés. Dix ans durant lesquels Anne Godard a nourri son nouveau roman, Une chance folle, autour des histoires qu’on nous raconte et que l’on s’approprie. Toujours avec une langue dense, parfois dansante, elle narre les relations, le deuil et la renaissance.
« Maintenant, je ne sais plus par où commencer, par où recommencer, puisque c’est toujours déjà dit mille fois, à en vomir tellement je me la suis passée en travers de la gorge, mâchée et remâchée, cette histoire, les joues pleines, à saliver pour l’amollir, à sentir qu’elle m’asséchait la bouche, les lèvres, tandis que mes yeux, sans effort, se mouillaient, la gorge soudain si dure, si serrée, que je ne pouvais plus articuler ni avaler. (…) Plus tard, je m’étais promis de l’écrire, comme si j’allais pouvoir l’agrafer sur le papier, papillon mort, enfin tenue, enfin durcie et sèche. Je l’aurais décrite, je l’aurais racontée, je l’aurais épuisée, j’aurais tout dit, si complètement, qu’il n’y aurait plus rien à ajouter, elle serait là, palpable, solide et morte. Hors de moi. »
À neuf mois, Magda est victime d’un accident, elle est brûlée sur le haut du torse et les bras par de l’eau bouillante. De cet incident, elle ne connaît que la version de sa mère, qui n’a pas vu l’action mais sait intimement que Magda, enfant turbulente, a tiré sur le fil de la bouilloire. Enfant turbulente qui transforme la simple mère en mère courage, toujours à soigner son enfant, à courir les cures, les chirurgiens et autres médecins pour « arranger » son enfant. Sans jamais s’enquérir réellement de son état, en négligeant son fils, ainé de neuf mois. Un espoir naît pour Magda quand sa mère tombe enceinte. Elle et son frère sont ravis, ravis de ce nouvel enfant qui remettra de l’ordre dans le cocon familial. Mais quelques mois après sa naissance, Aurore décède dans son sommeil. Le père s’enferme alors dans la musique, la mère reprend son rôle auprès de Magda, auréolée désormais d’une aura toute particulière. Décidément, Magda a une chance folle d’avoir survécu.
Au fil du livre, on suit Magda qui, en grandissant, va tenter de s’approprier son corps et ses cicatrices, d’un événement dont elle ne se souvient pas et dont elle ne connaît qu’une version biaisée. Pansant et pensant pour elle, sa mère sera son unique référent du monde. Adolescente, Magda se libère quelque peu de l’emprise de sa mère. Sous les yeux de l’ensemble de la famille, qui vit dans le même immeuble, et juge sans vergogne l’intime de tous. Dans cette rébellion, Magda en oublie son frère, le négligé, qui viendra lui aussi nourrir le drame familial.
En brodant autour de la dépossession du corps, de l’histoire personnelle et parfois de la pensée, Anne Godard questionne les premières années de la vie, le mutisme des jeunes enfants et les fondations qu’on leur crée. Elle met en exergue le paradoxe des survivants, ceux qui ont survécu, chanceux dans leurs blessures, dans leurs injustices. Bercé de morts, Une chance folle est aussi l’ode d’une enfant, d’une femme qui veut vivre.
Editions de Minuit
142 pages
Aurore