Quelles sont les chances pour qu’un SDF rencontre un éléphant rose ? Elles sont relativement nombreuses si l’on prend en compte le fait que ledit SDF est un alcoolique patenté (même s’il s’en défend). Jack London, en fin connaisseur du delirium tremens, pourrait nous en dire bien des choses.
Cela étant dit, quelles sont les chances que le même SDF rencontre un véritable petit éléphant rose, sans que la présence de ce dernier ne soit due à la boisson ? C’est déjà beaucoup plus problématique.
C’est pourtant ce qui arrive à Schoch, alors que, parfaitement ivre, il trouve un étrange petit animal dans la grotte qu’il squatte depuis des années. Passée la nuit et une fois sobre, il se rend compte que ce qu’il avait d’abord pris pour un jouet d’enfant s’avère être un être vivant : un éléphant rose modèle réduit qui, détail non négligeable, brille dans le noir.
D’où vient ce petit animal ? Pourquoi est-il si petit ? Et pourquoi est-il rose et luminescent ?
Autant de questions que vont se poser le SDF (une fois la surprise passée) et à sa suite le lecteur, dès les premières lignes du roman de Martin Suter.
Dès lors, le récit aura pour but de lentement recomposer l’intégralité de l’histoire de cet éléphant, de sa conception par un scientifique ambitieux, à son arrivée dans la grotte de Schoch en passant par la traque que certains vont mener pour le retrouver.
Fonctionnant par une série d’analepses, sur le mode du thriller, il permet d’éveiller l’intérêt du lecteur, avide de comprendre les origines de l’histoire, et de faire naître un suspense de plus en plus tenant. Le roman fonctionne également par grandes ellipses, laissant à la discrétion du lecteur des éléments importants de l’intimité des personnages principaux. Ainsi, ce qui a mené Schoch à la vie de SDF n’est dévoilé que par bribes et l’on ne sait rien des raisons qui ont poussées Valérie, la vétérinaire qui lui vient en aide, à détester aussi violemment ses parents.
Une construction qui, si elle n’est pas d’une grande originalité, demeure efficace et bien maîtrisée par Martin Suter, dont l’écriture précise, s’efface devant l’histoire et se concentre avant tout sur un rapport réaliste au monde (et, à certains égards, quasi-documentaire).
Le roman prend pour cible la manipulation génétique, quand elle tend à des visées purement commerciales (et à gonfler l’égo d’un scientifique en mal de reconnaissance).
On a en effet un peu de mal à comprendre en quoi produire des animaux luminescents peut faire avancer la science, puisqu’aucune application autre que la vente n’est mentionnée. Par conséquent le personnage de Roux, à l’origine de la naissance de l’éléphant, en devient très (trop) caricatural. Lui qui n’est porté que par le désir de faire reconnaître son travail.
Plusieurs univers différents et normalement parfaitement distincts se côtoient dans le roman (le cirque, les laboratoires, la rue), chacun décrit avec minutie et ayant, comme point de contact avec les autres, la relation aux animaux.
Compagnons d’infortune pour les SDF, outil de divertissement et rentrée d’argent pour le cirque, trophées à empailler pour la grande bourgeoisie, patients pour les vétérinaires, objet de culte pour le cornac et enfin sujets d’expérimentations pour le scientifique, les animaux en général, représentés par l’éléphant rose en particulier, sont présents en permanence dans le roman.
De même que la longue description de la vie des sans-abris, ils permettent de dire beaucoup sur l’état de notre société et donnent des allures de fables au roman de Martin Suter.
Même si Éléphant n’évite pas quelques caricatures malheureuses et un côté premier degré un peu trop prononcé, il reste roman sympathique et agréable.
Éditions Christian Bourgois
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
360 pages