Elle s’appelle Isabelle. Juste Isabelle. C’est incomplet, dirait-on, un prénom et puis rien. Mais la quête inconséquente des autres ajoute à son histoire le nom qui lui manquait. Depuis ce jour où ses parent l’emmènent soi-disant à la ville de Bruges et l’abandonnent sur la route, elle, son petit frère et sa petite sœur, sa douleur la nomme Isabelle Bruges. Un nom complet, taillé à même la perte. Pour elle, dès lors, le dos des gens devient leur “vrai” visage, celui que ces mêmes gens vous révèlent lorsqu’ils vous quittent.
Bobin décrit dans ce livre un mur au pouls battant, un mur à abattre, celui derrière lequel le cœur d’une fillette a trouvé refuge. Aînée de la fratrie, Isabelle se pense inapte à garder quelqu’un ou quelque chose, et pour le coup, ses propres parents. Elle traverse l’amour sans y glisser, sauf devant son cerisier, son immuable, dont l’affection pour la vie pousse et donne des fruits. Pas comme les gens.
Isabelle est en miette dans son sommeil. Elle est éparpillée en dizaine d’Isabelle qui marche dans le noir.
Elle se voit adoptée par une vieille dame qui, elle non plus, n’a rien su retenir, à part son chien. Délicatesse des échanges. Pudeurs des passerelles empruntées pour atteindre les solitudes convoitées, les apprivoiser. La famille recomposée s’invente des souvenirs.
Christian Bobin est tour à tour cette jeune fille de 13 ans jusqu’à ses 18 ans. Il est cette dame de 79 ans dont la silhouette précieuse s’efface des murs à petits pas. Il est ce fils matelot qui revient quand on n’en savait plus l’odeur. Il est ce chien boiteux qui se cache pour souffrir, un rouge gorge qui échappe à la mort entre les doigts d’une enfant en colère de tant de politesse.
Le bonheur, c’est un épervier flottant sans effort sur le ciel, porté par l’air et le silence, du malheur qui plane, juste avant de fondre sur sa proie, de s’en saisir et de la déchirer.
Des pages se tournent qui défient l’abondance du silence. Les poèmes et les visions les plus pliées par le poids des chagrins et des espoirs se décrivent sans aucun nœud. Si simples, en fait. Si courtes, les phrases de Christian Bobin. En immersion en elle, il traduit le regard d’Isabelle, et lors de quelques lignes, voilà qu’il perce son mystère et ceux alentour.
Elle ne finira jamais son plat. Elle ne finit jamais rien. Elle s’en va sur deux chemins en même temps, ce qui fait qu’elle n’en n’épuise aucun. C’est la faute aux rêves, si elle n’est jamais tout à fait là. Une fée, ni bonne ni mauvaise, s’est penchée sur son berceau. Elle lui a jeté un sort d’absence : tu rêveras toujours. Tu chercheras toujours plus loin que ce qui est.
“Isabelle Bruges” est un livre qui rend leurs ailes aux amputés. Les jours sombres font place aux lueurs. La sécheresse du vécu découvre la rosée. L’écriture respire comme un jardin après l’hiver.
“Isabelle Bruges”
Christian Bobin
Éditions Le temps qu’il fait (1992)
Kattalin