Au départ, ils sont trois et tous trois évoluent en funambule sur un fil minuscule :
Becky, danseuse égarée dans des jobs alimentaires, mais sans perdre de vue ses rêves de chorégraphies parfaites et d’expression artistique suprême,
Harry, dealeuse à plein temps, assurant ses arrières avec son acolyte Leon, accumulant le plus d’argent possible pour ouvrir un bar où sourire,
Pete, chômeur tutoyant l’aigreur, espérant des jours meilleurs dans les bras de Becky.
Trois portraits de la jeunesse londonienne moderne. S’ajoute un quatrième portrait, celui de la ville, qui les engloutit, sans cesse en mouvement, sans cesse changeant de visage, si vite d’ailleurs qu’il est impossible de la reconnaître si on s’éloigne trop longtemps.
Et ensuite ?
Un constat terrible : la jeunesse est un naufrage. Seuls les rêves, seuls les espoirs peuvent en empêcher la dérive.
Alors Kate Tempst nous exhorte, à travers ses personnages entre deux eaux à vivre le plus intensément possible cet âge ingrat insouciant halluciné. Elle nous happe, nous attrape si vite qu’il n’est plus possible de faire marche arrière et, à chaque page, nous hurle :
Avance ! Ne baisse jamais les bras, dit-elle.
Crois le plus fort possible en ce que tu crois, dit-elle, car personne ne le croira pour toi.
Relève-toi aussitôt quand ton corps heurtera le sol, dit-elle, car aucun coup porté ne devrait t’emporter.
Teste ta foi en toi-même, assommée par les uppercuts de la vie, teste ton foie, assommé par les pintes, dit-elle.
Dilapide ta jeunesse, dit-elle.
Et au bout de la route qui ne finit jamais tout à fait, retourne toi juste une seconde
Pour voir si personne ne t’a suivi
Pour voir si personne ne te poursuit
Et tu constateras, dit-elle, tu constateras
Que fuir, tu n’as fait que fuir, dit-elle.
Et alors ? Toute porte de sortie n’est jamais qu’une issue de secours.
Ce roman est un cercle, il se termine là où il commence, mais à l’intérieur, il contient tout. Comme un tourbillon, de plus en plus violent, de plus en plus effréné.
Certes, Kate Tempest ne maîtrise pas tout dans ce roman, certains dialogues tombent parfois à plat, mais sa poésie emporte tout. Il y a des phrases qui font vibrer, des pages de grâce, des instants sublimes. Ce qui compte, c’est la puissance de son écriture, et cette puissance est indéniable.
« Les employés sont des héros, les habitués, des légendes, les poivrots, des poètes »
Personne n’avait aussi bien décrit l’intérieur d’un bar.
Les vies qu’elle anime nous touchent au cœur, leurs amours nous émeuvent leurs épreuves nous lézardent.
Nous vidons nos verres aux mêmes pubs que les leurs nous écrasons nos cigarettes dans les mêmes cendriers nous accusons les mêmes défaites nous pleurons les mêmes victoires.
Faire tenir le particulier et l’universel sur le même fil et en décrire le balancement continu : voici le tour de magie de Kate Tempest.
Alexandre
Ecoute la ville tomber
Kate Tempest
traduit de l’anglais par Madeleine Nasalik
éditions Rivages
426 pages – 2018