Couvertures soignées reconnaissables entre mille, sans faute éditorial (Hitchcock, Boorman, Polanski…). Fondé en 2016, Marest éditeur a réussi à se faire une place singulière dans le monde de l’édition de cinéma, avec une ambition nouvelle : mêler cinéma et littérature. Rencontre avec le passionnant créateur de cette jolie maison, Pierre-Julien Marest.
Quel est le point de départ de votre maison d’édition ? J’ai lu que c’était en partie dû à votre étonnement de voir une majorité d’éditeurs frileux à l’idée d’éditer des textes d’Alfred Hitchcock.
Oui, c’est exactement ça. Tous mes amis peuvent vous le confirmer : il suffit de prononcer le nom Hitchcock pour que mes oreilles se dressent. C’est quasi pavlovien, presque une damnation. Donc, quand un traducteur m’a fait savoir qu’il peinait à trouver un éditeur pour des inédits d’Hitchcock, je n’ai guère réfléchi, et j’ai créé une nouvelle maison.
Quelle est la ligne éditoriale de votre maison ?
J’y reviendrai, mais l’idée, c’est de rappeler que, derrière les cinéastes se cachent des penseurs et des écrivains. Hitchcock souffre, d’une certaine manière, de la malédiction de la Joconde. Tout le monde le connait, mais rare sont ceux qui s’intéressent encore vraiment à lui. C’est sûrement un des effets pervers du Hitchcock/Truffaut, le « Hitchbook », comme on le surnomme, et qui est bien évidemment un livre génial. Éditer ces deux volumes de textes d’Hitchcock, c’était découvrir, au-delà du cinéaste légendaire, un penseur, un stratège tout aussi doué.
Ces livres sont, d’une certaine manière, des guides de survie. Comment, en tant qu’artiste, garder sa parfaite intégrité, sans crever de faim pour autant ? La réponse d’Hitchcock est brillante, et en même temps féroce pour l’image romantique que certains véhiculent des artistes, si loin des affaires humaines. Lorsqu’on lui demande ce qui le motive à faire des films, il répond, en toute simplicité : « L’argent. Il y a un vieux proverbe qui dit : « Il n’y a pas que le travail dans la vie. » A vous de deviner si c’est une réponse à double-fond.
A titre personnel, venez-vous davantage du milieu du cinéma ou de l’édition ?
Je suis né du cinéma. A mes deux ans, mon père m’a amené voir Metropolisen salles. Ça m’a valu de furieux cauchemars toute mon enfance, mais je crois pouvoir affirmer sans rougir avoir été marqué, au fer blanc, du sceau du septième art. Ce n’est que vers 8/9 ans que j’ai commencé à m’éloigner des sentiers battus des prescriptions de l’Education nationale pour dévorer des livres. Pour le reste, j’étais un cancre en tout.
Puis j’ai longtemps voulu tenter la FEMIS, mais souffrant d’une horrible lâcheté, je n’ai jamais osé affronter les concours. Le hasard m’a conduit chez Claude Tchou, chez qui j’ai appris ce qu’était un livre. J’ai monté une première maison, déjà consacrée au cinéma, et ai eu la chance de croiser deux grands cinéphiles, qui m’ont amplement aidé : Jean-Pierre Deloux et François Guérif. Puis j’ai fermé la maison, ai erré quelques temps, ai gribouillé des critiques à droite à gauche, jusqu’à cette nouvelle maison.
Vous avez la volonté de donner la parole aux cinéastes (Hitchcock, Boorman, Mekas), plutôt que publier des essais purement théoriques ou universitaires. Comment avez-vous déniché ces textes ?
En ce qui concerne ces trois livres, ils m’ont été proposés par un traducteur avec qui j’ai désormais un gros contentieux… Il me doit un paquet d’argent. Vous faites bien de m’en parler, il faut que je me remette sur ce dossier.
Quelle est la place de la littérature dans votre maison d’édition ? (Je pense notamment à ce roman cinéphile Brune platine). Existe-t-il une littérature cinéphile ?
Oui, plus que jamais. L’idée, et l’axe de la maison, c’est d’allier littérature avec cinéma. Donc, j’évite systématiquement le style universitaire, et j’essaye, tant bien que mal, d’exterminer les notes. Avant Brune platine, il y eu Les dix meilleurs films de tous les temps, de Luc Chomarat, qui oscillait déjà entre roman et essai, ou le premier roman de John Boorman.
Au sujet de Brune platine, oui, c’est certain, il existe une littérature cinéphile. Jean-Jacques Schuhl est d’ailleurs cité en exergue du roman de Séverine Danflous, et n’oublions pas le juste succès récemment obtenu par Tiens ferme ta couronne, de Yannick Haenel. Pour en revenir au roman de Séverine, il me semble que c’est un pur roman cinéphile, et non un ciné-roman, comme ça a pu être dit ça et là. C’est un livre étonnant, riche de milliers d’influences, infusé au film noir, à Godard, à Joyce, à Homère. Et c’est avant tout un paysage mental fabuleux, une fiction doublée de l’autoportrait d’une cinéphile. Étant moi-même fou de cinéma, et donc obsessionnel et fétichiste, j’ai pris un plaisir immense à le lire puis à l’éditer.
Comment définir la littérature cinéphile ? Ça ne peut pas être simplement une littérature où abondent les références cinématographiques ?
Non, c’est au-delà de ça. Je pense qu’on peut affirmer qu’auparavant, les écrivains se nourrissaient principalement de littérature et de peinture. Les textes de Baudelaire ou de Proust sur la peinture m’ont toujours particulièrement ému. Mais c’est un champ qui semble quelque peu oublié ; mis à part Godard, je ne vois pas qui, de nos jours, revendique une profonde promiscuité avec l’art d’antan.
Jacques Aumont note, quelque part, que l’arrivée du cinéma coïncide avec l’abandon du figuratif. J’imagine qu’on peut donc estimer que le cinéma a pris la relève, et insémine l’imaginaire des artistes. Breton et Jacques Vaché amoureux fou de Musidora, voici une idée qui fait rêver.
Donc, on peut estimer que, bien au-delà de l’abondance des références cinématographiques, une littérature cinéphilique serait forgée, dès le départ, par les amours conjointes pour la littérature et le cinéma. Je possède quelque part, un exemplaire de la revue Change, sobrement intitulé Le Montage, où figure un extrait de Finnegans Wake. Ce qui rappelle que Joyce a ouvert le premier cinéma d’Irlande. De là à en déduire que Joyce est l’un des pères de la littérature cinéphile, je laisse la question aux spécialistes, vaste débat où l’on pourrait probablement inclure Eisenstein et Griffith.
Comment jugez-vous l’offre éditoriale du livre de cinéma ?
Excellente. Pour ne parler que d’éditeurs indépendants, nous sommes largement une demi-douzaine à nous consacrer exclusivement au le cinéma. Prenez, Rouge Profond, Yellow Now, Playlist Society, Aedon productions, Capricci… Des éditeurs DVD comme Carlotta films, Lobster Films s’investissent aussi dans le livre de cinéma, le mensuel Mad Movies vient d’annoncer qu’il allait amorcer une série de beaux livres. On se parle entre nous, on gage que le dynamisme de cette niche ne peut avoir que des effets vertueux. Quant à ma maison, je crois être, pour l’heure, le seul à m’aventurer sur le terrain d’une littérature imprégnée, dans le sens noble, par le cinéma.
L’édition de cinéma semble dans un cycle vertueux, mais récent. Les éditeurs que vous citez sont encore jeunes. Y a-t-il eu une bascule récemment pour que tous ces éditeurs se lancent presque en même temps ?
C’est effectivement très curieux, cette appétence généralisée pour la production d’ouvrages de cinéma. Cela ne peut être qu’un bon signe.
Je pense surtout que cela tient du fait qu’il n’y a pas d’éditeur majeur, en ce moment. Flammarion va faire des coups à droite à gauche, Gallimard ou La Martinière se lancer sur des projets prestigieux etc. Quant au grand fantôme, les éditions des Cahiers du Cinéma, il semble s’être reconverti en vaste branche juridique, principalement affairée à répondre aux mises en demeure de leurs anciens auteurs.
La nature ayant horreur du vide, de nombreux indépendants tentent de s’y faire une place. Sachant qu’aucun d’eux, à ma connaissance, n’a la bêtise d’espérer en sortir enrichi, j’estime tout cela très sain. D’autant plus que, les rayons ciné des librairies n’allant pas dans le sens de l’expansion, cela nous oblige à nous renouveler, à devenir meilleurs.
Serait-ce pertinent de rééditer certains titres de catalogues d’éditeurs disparus (je pense à Ramsay, qui avait un catalogue sublime, notamment l’autobiographie de Luis Buñuel ou le chef d’oeuvre de Lotte Eisner L’écran démoniaque), ou bien le public se désintéresse-t-il de ce genre de livres de cinéma et préfère des livres sur le cinéma plus contemporain ?
Il y a tant d’ouvrages qui méritent d’être réédités et, bien évidemment, je serais extrêmement fier d’avoir Buñuel et Lotte Eisner au catalogue. Au sujet de Buñuel, j’ai envie de dire que l’avenir lui appartient. Tout étudiant en cinéma se devrait de lire les mémoires des grands cinéastes. Au sujet d’Eisner, j’ai ce livre très beau de Werner Herzog qui, dans le fol espoir de la sauver de la mort, alla à pied de Berlin à Paris. Il n’y a pas de problème de pertinence et, quant à l’orientation de l’intérêt du lectorat… Je crois que Pauvert dit, quelque part, qu’un éditeur doit servir de médiateur entre l’intelligentsia et le public. Notre devoir est donc d’intéresser le public à ce en quoi nous croyons.
Pour ma part, je suis en train de préparer la réédition augmentée du John Boorman de Michel Ciment.
La cinéphilie s’est-elle déplacée dans l’écrit ? Le livre est-il le meilleur moyen de répondre à la disparition progressive d’un cinéma d’auteur exigeant ?
Voilà une question sur laquelle je pourrais m’étendre des heures. En termes de vente, d’après ce que j’ai pu apprendre, le secteur des essais de cinéma concerne un public assez restreint. Je pense qu’atteindre quatre chiffres avec un essai est déjà le signe d’un vif succès.
Je ne crois pas que le cinéma d’auteur de qualité, dont on peut facilement exclure plusieurs sortes de cinéma prétendument d’auteur, comme le cinéma du milieu, soit en voie de disparition. J’imagine qu’il est surtout noyé dans la masse, et donc momentanément invisible, mais je suis prêt à parier que le temps lui rendra justice.
Pour prendre l’exemple d’un auteur pourtant reconnu et célèbre, Ang Lee, son dernier film est sorti dans l’indifférence générale. Si l’on va vers des cinéastes plus exigeants, le premier problème qui se pose à eux est tout simplement d’accéder aux salles. Même dans les Arts et essai, la concurrence est rude, avec notamment un certain cinéma, riche de cinéastes dont l’habilité principale relève surtout d’avoir de l’entregent. Cela dit, comme le disait Warhol, « faire de bonnes affaires est le plus bel art qui soit. », donc, pourquoi pas ?
Un second problème serait que les films à gros budgets, les blockbusters, etc., occupent une place prépondérante dans les colonnes des journaux, qu’ils soient médiocres ou mauvais. Ceci dit, cela fait déjà plusieurs années que l’on entend dire que le pouvoir prescripteur de la presse écrite est en chute libre. Mais si l’on considère que les principaux prescripteurs sont la télévision et les youtubeurs, oui, il y a fort à s’inquiéter pour la visibilité de films de qualité.
Pour en revenir au livre, et notamment aux livres de cinéma, ce sont avant tout des outils fabuleux pour comprendre le monde. Je viens d’ailleurs, tout à l’heure, de terminer une seconde relecture d’un livre en préparation, et qui correspond en tous points à ce que je viens de dire : Énigmes, cinéma, d’Olivier Maillart. Comme le dit si bien son auteur, le cinéma est avant une expérience qui nous apprend à mieux lire les signes qui nous entourent – et donc à mieux vivre.
Vous évoquez les films excellents noyés dans la masse. Peut-on les mettre davantage en lumière, par l’édition, par des publications leur rendant hommage, ou bien est-on condamné à attendre que le temps passe pour les sortir de l’anonymat ?
Lorsque je pigeais pour Télérama, j’ai eu la joie, une fois, de pouvoir défendre un film comme je le voulais, c’est-à-dire d’avoir une demi-page où m’étendre. C’était un film fragile et le distributeur avait fait faillite en cours de route. Je ne crois pas que cette demi-page, ni les autres articles, élogieux, récoltés par ce film, aient changé son destin. Les exploitants ne se sont pas précipités, à ma connaissance, pour le programmer, malgré sa revue de presse. Cela a dû, tout juste, servir d’argument pour quelques séances exceptionnelles.
Pour ce qui est de l’édition de livre, elle est imparablement dans un rapport tout autre au temps. Je ne me verrai pas consacrer un ouvrage à une ou un cinéaste récent, quelque soit son talent. Je ne sais plus quel cinéaste disait qu’il fallait au moins cinq ans pour juger de la qualité d’un film, une certaine maturation donc. La seule manière, du point de vue édition de livres, de soutenir ces cinéastes, serait de consacrer un livre à l’une de leurs œuvres, à la manière de ce que fait Yellow Now, avec par exemple le Monikade Bergala. Mais peut-être faudra-t-il aussi attendre que naissent de nouveaux Bergman.
De plus en plus de soin est apportée à la charte graphique d’une maison d’édition. Comment celle de Marest a-t-elle été définie ?
Pour les couvertures, j’ai fait appel à Christian Kirk-Jansen et pour le logo, à Alexis Borgé. Quant à l’intérieur, je m’en suis occupé moi-même, je souhaitais rester sur quelque chose d’assez classique. Donc, du Garamond, des titres courants, des petites capitales. Je m’y suis mis, et j’éprouve de plus en plus de plaisir à composer. Pour Brune platine, je me suis inspiré d’un canon de beauté médiéval… Mais j’ai fait l’erreur de tout débutant, j’ai oublié la reliure, si bien que les marges intérieures sont trop faibles… A chaque livre, j’ai l’impression de devenir plus exigeant, mais c’est sûrement l’expérience qui conduit à cela. Avant tout, sur mes maquettes, mais aussi dans le travail avec les écrivains. J’espère bien rendre un auteur fou avant la fin de la décennie.
A quoi va ressembler la rentrée de septembre chez Marest éditeur ?
Eh bien, je fais une pause cinéma pur, le temps de publier deux romans. Un petit chef-d’œuvre de littérature, qui n’a pas grand-chose à voir avec le cinéma, mais comment pourrait-on refuser un Chomarat ? C’est l’écrivain le plus drôle que je connaisse, et je suis extrêmement sensible à son œuvre, qui est toujours à sonder la réalité des choses, des êtres, des pulsions. Il est, à mes yeux, l’un des chroniqueurs les plus fins de l’époque. Et juste avant, Écran noir, un petit régal de Noël Balen, grand amoureux du jazz, et que l’on peut résumer ainsi : « jazz, cinéma et escrocs du septième art. » Je reprends les essais en janvier, avec un texte de Jonathan Palumbo portant sur les enjeux éthiques et esthétiques de la mort animale : Après la nuit animale. Un texte que je juge de la première importance. A moi de le prouver.
Alexandre