Il y a comme ça des univers et des personnages qui vous collent à la peau. Suite au succès de Trainspotting – le roman comme son adaptation cinématographique – Irvine Welsh s’est prêté au jeu du « que sont-ils devenus ? » à la faveur de Porno, paru en 2002. En 2012, rebelote avec Skagboys, une préquelle qui dépeint les jeunes années de Renton et Sick Boy en remontant le cours de leur addiction à l’héroïne. Et comme son avant dernier roman en atteste, il a depuis écrit Dead Men Trouser’s, Irvine Welsh est loin d’en avoir fini avec ces personnages. Pour reprendre un terme popularisé par les séries télés, L’Artiste au couteau relève du spin-off. Ce nouvel ouvrage permet à Irvine Welsh de renouer par la marge avec la faune du quartier de Leith à Édimbourg, en une sorte de retour aux sources. Si Renton et d’autres personnages de ses précédents romans sont évoqués, la vedette revient cette fois-ci au seul Francis « Franco » Begbie.
De Franco, on restait sur le souvenir du sociopathe incurable qui ne semblait pouvoir s’épanouir que par le chaos qu’il créait autour de lui. Nul chaos ni trace du tumulte de son quartier de prédilection à l’entame du récit mais la quiétude d’une plage déserte un beau matin de juillet, quelque part en Californie. L’Artiste au couteau s’ouvre sur cinq chapitres en trompe-l’œil où Irvine Welsh prend un malin plaisir à détourner nos attentes, collant aux basques d’un dénommé Jim Francis, père aimant de deux petites filles et époux comblé d’une femme magnifique, qu’il couve toutes trois d’un regard empli d’admiration. Physiquement, il traîne une vieille blessure qui ne l’empêche nullement de faire vaillamment face à deux importuns, opposant un calme olympien à leur irritante incorrection. On apprend par ailleurs que cet homme est un artiste dont la carrière connaît une belle ascension depuis quelques années. Bref, Irvine Welsh nous dresse le portrait d’un homme accompli et sans histoire, à des lieues du Franco qu’on connaît. Et pourtant… Sous le pseudonyme Jim Francis, hérité de son épouse, se cache bel et bien Francis Begbie. Une révélation que Irvine Welsh amène patiemment, en un coup de théâtre amusé beaucoup plus signifiant qu’il n’y paraît de prime abord.
Tous les cons que j’ai refroidis, c’était pas pour lbien commun, ç’a été uniquement pour mon propre plaisir. Ya jamais eu d’équivoque là-dessus.
Cette petite trentaine de pages a effectivement vocation à appuyer le contraste entre la nouvelle existence de Franco – son rêve américain – et la vie de bruit et de fureur qu’il menait à Édimbourg entre deux séjours à la prison du coin. Ces premiers chapitres agissent comme un miroir aux alouettes questionnant sur la possibilité pour un homme de changer du tout au tout. A ce sujet, Irvine Welsh laisse durablement planer le doute. Au récit du père revenant au pays enterrer l’un de ses enfants s’entremêlent deux fils narratifs rétrospectifs, lesquels soulignent toute l’ambivalence de Franco. Le premier revient sur son enfance et sur son apprentissage de la violence par atavisme familial lorsque le second relate sa rencontre décisive avec Melanie. Cette dernière, quasiment dépeinte comme une sainte, personnifie la rédemption de Franco. Ou tout du moins sa tentative car rien n’est simple avec Franco. Le versant policier du roman, envisageable au départ lorsqu’il s’échine à remonter le cours des événements pour savoir qui a tué son fils, ne fait pas long feu. Il n’est au fond qu’un prétexte – même s’il trouvera sa résolution – pour aborder le cœur du roman, l’étude psychologique de Begbie, personnage bien plus complexe qu’il n’y paraît. Ce qui frappe de prime abord, c’est la dureté dont il fait preuve dès qu’il repose le pied sur le sol écossais. A cela une seule et unique raison : sa réputation. Son statut d’artiste réputé, et accessoirement nouveau riche, n’impressionne que ceux qui ont œuvré à sa réinsertion. Pour tous les autres, cela relève de la bonne blague, une manière de la mettre à l’envers au système alors qu’ils savent pertinemment que le loup n’a pas pu devenir agneau. A ce titre, Franco cultive sciemment le chaud et le froid, arguant à ses vieux compères qu’on ne le reprendra plus, que son passé de voyou est désormais révolu, mais se comportant comme une belle ordure à la première occasion. Il a du cœur mais de manière très sélective. Il a réellement tiré un trait sur son passé édimbourgeois, à l’exception de John Dick, le gardien de prison qui a cru en lui et qu’il considère comme un mentor. Il observe désormais la ville et ses habitants avec la morgue du parvenu. Toutefois, il doit bien se rendre à l’évidence, il demeure prisonnier de son image de marque. Bien que sa vie soit ailleurs, il ne peut concevoir que quiconque se foute ouvertement de sa gueule ou que quelqu’un puisse le considérer comme un faible. Néanmoins, Irvine Welsh n’en fait pas une victime, bien au contraire. Ni même un salaud intégral. Par bien des aspects, le personnage s’avère même sympathique par contraste – encore ! – avec le panier de crabes dans lequel il s’ébat. Franco affronte tout ce qui lui arrive avec une glaçante lucidité. Il sait parfaitement qui il est et d’où il vient et, plus important, ce à quoi il aspire.
Ce retour au bercail aux relents autobiographiques témoigne, s’il en était encore besoin, que Irvine Welsh n’a rien perdu de sa verve. Il fait de Begbie son double littéraire, partageant avec lui ce même eldorado – les États-Unis – et le grand amour pour une américaine. Et comme lui, il exorcise sa violence intérieure par l’art. Les critiques lui ont d’ailleurs beaucoup reproché tout au long de sa carrière sa vulgarité et son penchant pour le trash et la violence gratuite. Loin de mettre la pédale douce, Irvine Welsh force le trait avec appétit, louchant du côté du cartoon à la faveur d’un chapitre 36 pas piqué des hannetons avec en fond sonore le Chinese Democracy des Guns N’ Roses. Seulement la vraie violence du roman se fait plus diffuse et psychologique et nous explose à la figure lors de moments d’accalmie au détour de conversations père-fils d’une brutalité inouïe, tant par les mots choisis que par ce qu’elles induisent. On ressort de L’Artiste au couteau avec une certitude : Francis « Franco » Begbie est amoureux et c’est cet amour qui le rend encore plus dangereux.
Au Diable Vauvert
Traduction de l’écossais par Diniz Galhos
362 pages
Bénédict