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Tabish Khair, Filles du Djihad, MEA

Tabish Khair – Filles du djihad

Jamilla et Ameena se sont rencontrées dans leur collège de banlieue du Nord de l’Angleterre. Toutes deux sont musulmanes, mais tout les oppose : Jamilla a grandi dans une famille très orthodoxe, porte le niqab et suit les préceptes religieux à la lettre. Ameena, quant à elle, est une jeune femme qui s’habille « trop court », fume, sort avec des garçons, n’est plus vierge à 15 ans… et dans ses yeux noirs, est tapie « l’ombre d’une blessure sans nom ».

Après une déception amoureuse, Ameena se retrouve seule et sans ami-e-s : Jamilla prend sa camarade sous son aile, et l’initie à la pratique rigoriste de l’Islam dans laquelle elle-même a été élevée. Une amitié fusionnelle naît alors entre les deux adolescentes, dont les convictions de plus en plus sectaires se nourrissent des prêches d’imams radicalisés, de leur fréquentation des réseaux sociaux… mais surtout, s’alimentent mutuellement, comme en vase clos. Ainsi, Ameena, initialement peu scrupuleuse dans sa pratique de l’Islam, devient finalement la plus zélée. C’est elle qui entrera en contact avec des combattants de l’Etat Islamique sur Twitter. Et c’est elle qui incitera Jamilla à rejoindre Hejjiye, une femme charismatique à la tête d’un orphelinat pour les enfants de Daesh, en Syrie.

« Hejjye était totalement impliquée dans l’insurrection en Syrie. Elle mettait en ligne des récits célébrant le courage des djihadistes et la déloyauté des forces du régime et de la soi-disant opposition laïque. Parfois, il y avait de grandes divergences entre les informations qu’elle postait – elle, comme bien d’autres -, et celles que diffusaient les médias occidentaux. Vous vous imaginez sans doute que ces incohérences ont dû la discréditer à nos yeux. Bien au contraire ! Ameena et moi n’avions aucune confiance dans les journalistes occidentaux : nous les considérions – et encore aujourd’hui j’ai le sentiment qu’il y avait un peu de vrai dans notre perception – comme des reporters ”embedded, satisfaisant les besoins de leurs gouvernements respectifs dans la plupart des cas, et aveuglés par leurs propres préjugés culturels dans à peu près tous les domaines. »

Filles du Djihad nous entraîne ainsi derrière les lignes ennemies : le mari de Hejjiye est un chef de guerre islamiste, et l’orphelinat est situé en périphérie d’une ville (qui n’est pas identifiée dans le roman), dans un lieu stratégiquement choisi pour ne pas être ciblé par les bombardements. Sur place, les deux jeunes femmes verront, à leurs dépens, tomber les masques de la séduction exercée par la recruteuse professionnelle qu’est Hejjiye. Elles iront de désillusions en désillusions, prenant conscience que la cause pour laquelle elles s’étaient engagée corps et âme n’était pas forcément si vraie ni si juste qu’elles croyaient.

On suit le récit, la confession, que livre Jamilla à un écrivain rencontré bien plus tard, alors qu’elle vit en exil à Bali, et derrière lequel on devine un double littéraire de Tabish Khair lui-même.

Le roman est construit comme un retour réflexif, par lequel la narratrice retrace les raisons et les causes qui l’ont amenée à quitter l’Angleterre pour se rendre clandestinement en Syrie.  Elle raconte comment, à 19 ans, on peut se trouver dans une voie sans issue : sans aucun moyen financier pour faire des études, taraudée par la pression de sa famille – qui lui arrange un mariage bien trop tôt à son goût -, et puis par la fatigue, la rancœur, la solitude accumulées à vouloir vivre sa foi dans une société qui la prend pour une bête curieuse.

« Je vous vois sourire. Mais vous êtes un homme ; je ne sais pas si vous croyez en Allah ou pas, je connais encore moins l’étendue de votre foi, mais croyez-moi, pas un homme, pas un seul homme musulman, aussi croyant soit-il, aussi orthodoxe soit-il, n’est confronté à un tiers des difficultés que les musulmanes orthodoxes rencontrent en Occident. Un homme doit faire attention à ce qu’il mange et au respect des rituels, c’est vrai. Mais une femme ? Pensez-y deux secondes. La manière dont une femme orthodoxe s’habille – et j’étais une femme très orthodoxe -, la manière dont elle interagit avec les autres, les rencontre ou ne les rencontre pas, sa manière de vivre : tout cela est constamment agressé par la vie ordinaire en Occident. Cette vieille folle dans le bus n’était pas si exceptionnelle que cela. Elle exprimait juste, sans inhibition, ce que tant d’autres pensent tout bas. »

Apostrophant à plusieurs reprises l’écrivain, et sans doute à travers lui les lecteurs/ices, Jamilla questionne le regard qu’elle devine porté sur elle. Ce dispositif, s’il pourrait paraître artificiel d’un point de vue littéraire, se justifie pleinement quant au sujet du roman : en s’adressant à cet interlocuteur humaniste et instruit, que l’on devine pétri de valeurs de gauche, Jamilla pique nos certitudes et nous oblige à nous défaire de la posture que l’on serait tenté d’adopter vis à vis de jeunes musulmanes radicalisées. Consciente des mécanismes par lesquels elle s’est laissée embrigader, elle nous met nous aussi face à nos propres illusions, déconstruisant les idées préconçues que l’on pourrait s’en faire.

C’est sous ce prisme, subjectif et singulier, que le roman choisit de nous donner accès à la réalité difficile dont il traite. Parler des femmes qui partent faire le djihad, à cet égard, est intéressant d’un point de vue tant sociologique que narratif : en effet, dans le roman, les jeunes européennes enrôlées dans l’Etat Islamique ne combattent pas. Elles demeurent cloîtrées, en retrait des zones de conflit armé, vouées tantôt au rôle d’épouses, tantôt à celui de kamikazes. A travers le personnage de Jamilla, Tabish Khair raconte comment l’on peut s’accommoder de ce mode de vie austère, marqué par une totale soumission, rythmé par les corvées, les offices, et le bruit des bombes. Il n’y a rien d’héroïque ni d’exaltant là-dedans, nous explique Jamilla : mais le quotidien à l’orphelinat enserre son existence de manière rassurante, lui conférant un rythme et un sens.

« Ce n’était pas juste le nombre de fêtes qui avait diminué ; le monde, lui aussi, avait rétréci. D’abord, il y avait eu deux ou trois excursions en groupe au marché hebdomadaire de la Ville, sous la supervision de Hejjiye et de membres masculins de sa famille ou de celle d’une de ses chaperonnes, mais elles ont cessé peu après notre arrivée, Daech ayant décidé de limiter encore davantage les déplacements des femmes. […] Est-ce que je vous donne l’impression que je tolérais mal ce rétrécissement de ma vie, ces fêtes privées de couleurs, ce monde désormais plus contraint et contraignant, la routine stricte et abrutissante de l’orphelinat ? Si c’est le cas, c’est que je superpose à mon récit ces sentiments nébuleux qui n’avaient pas encore pris forme en moi. A l’époque, j’en ai bien peur, je ne me sentais pas appauvrie ; je me sentais soulagée. »

Si la guerre est présente, c’est donc toujours sous forme d’échos, une menace d’abord sourde qui ira grandissante au fil du roman. La seconde partie de l’histoire est un huis-clos oppressant, où le danger vient à la fois de l’extérieur, tandis que se rapprochent les bombardements et les assauts des combattant-e-s Kurdes, et de l’intérieur, à mesure que l’autorité de Hejjiye et des commandants de Daesh devient plus pressante, toujours plus ouvertement inhumaine. Sur le fil d’une tension narrative très bien dosée, le récit décrit l’effacement, l’une après l’autre, des libertés déjà chichement accordées à cette communauté de femmes, et la crainte grandissante qui se substitue petit à petit à toute volonté.

Ce que le roman incarne remarquablement, c’est cette intériorisation de la contrainte, l’obéissance qui, dans l’esprit de ces jeunes femmes, s’inscrit en droite ligne d’une rébellion plus vaste contre un monde occidental impie et destructeur, qu’elles rejettent absolument. Puis, ce seront les germes de la résistance mentale et de la lucidité, qui amèneront la narratrice à un point de rupture : la prise de conscience de la cruauté des Djihadistes, de la gratuité de leurs actes, jusqu’à la remise en question de toutes ses certitudes et de sa propre foi.

« Voir des images d’immeubles détruits par la guerre est une chose ; les découvrir en personne en est une autre. Les poutrelles tordues, les murs soufflés, les façades criblées de balles, les planchers et les murs de briques écroulés, les cratères creusés çà et là – tout cela vous frappe, la première fois, comme quelque chose de profondément injuste, et de totalement contre-nature. Untel manque de respect pour les accomplissements et les espoirs des hommes semble inacceptable. On n’est pas préparé à cela. Et pourtant, au bout de quelques jours, nous étions habituées à ces scènes de destruction. »

On a donc affaire à un récit lucide, réfléchi et nuancé : il dénonce, sans manichéisme, ce régime politico-religieux qui mêle idéologie et fanatisme, et la manière dont il peut s’insinuer dans des esprits, certes influençables, mais pas plus irrationnels que d’autres. Ainsi, il nous montre, sans l’absoudre, le parcours de deux jeunes femmes pour qui l’Etat islamique représentait la possibilité d’être enfin elles-mêmes, de mener une vie conforme à leurs valeurs et à aux enseignements de leur foi. Un point de vue difficile à admettre, certes, mais qui force le/la lecteur/ice à sortir de soi pour réfléchir d’un autre point de vue, dont il y a énormément à apprendre.

Enfin, Filles du Djihad propose deux magnifiques portraits de femmes : A travers les yeux de Jamilla, le regard qu’elle porte sur elle-même – le milieu où elle a grandi, sa mère qu’elle trouvait veule mais à qui elle se surprend finalement à ressembler, sa manière de renvoyer dos-à-dos deux modèles de société – se trame la partie la plus rationnelle du livre, qui paraîtrait sans doute un peu démonstrative et froide si elle n’était traversée par la finesse d’esprit et la sincérité bouleversantes de sa narratrice.

Et puis, toujours à travers le regard de Jamilla, il y a le personnage d’Ameena, un pôle d’opacité à lui seul puisque même à sa meilleure amie, qui finit pourtant par si bien déjouer la mentalité de ses ravisseurs, l’intériorité de cette jeune femme échappe jusqu’au dernier moment. Leur relation, à la fois duale et indéfectible, touche au cœur, et fait de Filles du djihad un roman extrêmement émouvant sur l’amitié et l’altérité.

Filles du djihad

 

Filles du djihad, Tabish Khair

Traduit de l’anglais (Inde) par David Fauquemberg

Editions du Sonneur, 2018

 

Anne.

 

 

À propos Anne

Chroniqueuse

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