Il y a deux ans paraissait en France le premier livre de Jason Hrivnak, La maison des épreuves. Un texte exigeant, perturbant, poussant tant par sa forme que par son propos à tâtonner dans le noir pour cerner les contours de l’horreur et de la folie.
Cette année, c’est au tour du second livre de Hrivnak d’être publié, toujours aux excellentes éditions de l’Ogre. Fidèle au premier, Le chant de la mutilation est toujours aussi sombre, aussi dérangeant et aussi nébuleux.
La maison des épreuves est un subtil jeu littéraire, construit pour une personne extérieure aux lecteurices et narrateur, se déclinant sous forme de pensées cruels ou oniriques, de questionnaires à choix multiples, d’une pensée sans cesse en mouvement, volatile.
30. Vous rejoignez la troupe d’une fête foraine. Vous aidez à installer les tentes et les manèges rongés par la rouille. Un jour, au pic de la saison, une jeune fille tombe de la plate-forme du manège et disparaît dans les rouages en dessous. Elle meurt sur place des suites de ses blessures. Alors que les villageois se rassemblent en vue d’un lynchage, vous démontez les installations avec vos collègues et prenez la fuite à la faveur de la nuit. Que laissez vous en compensations au villageois ?
A. La fille de la diseuse de bonne aventure.
B. La tête du machiniste du manège.
C. Un grand sac en toile plein de monnaies étrangères dépareillées
D. Une réplique automate de l’enfant mort.
D’une forme plus classique, Le chant de la mutilation est lui un immense monologue d’un démon, incarné sur terre pour former de futures recrue. Tantôt s’adressant aux lecteurices, tantôt à la recrue, le démon nous raconte, dans d’infinis détails tous les passages de la formation.
Du choix de la cible/recrue, des premiers pas hors du monde à la folie complète, c’est la lente déliquescence d’un esprit qui nous est exposée ici. Des pages et des pages de ressac et de logorrhée qui nous mènent, lentement, dans un état de transe morbide, ressemblant peut être au centième de ce que peut vivre le personnage principal, individu sans nom ni personnalité propre.
La recrue, choisie car sa personnalité déjà légèrement ébréchée était plus susceptible d’embrasser pleinement l’infamie que le commun des mortels, ne représente rien pour le démon. Au contraire, ce dernier ne bave que du mépris et de la haine, ne rêve que d’étriper sa victime. Et l’accompagne pourtant pas à pas dans sa lente déconstruction de l’humanité.
Le programme est simple, il faut rompre toutes attaches. La famille, détruite, les ami·e·s, brûlé·e·s, son propre corps, annihilé. Il faut être capable de perdre chaque centimètre carré de peau, de souffrir mais aussi de faire souffrir.
Se couper de l’humanité passe aussi par la haine de l’autre, puis par une indifférence à la douleur infligée…
En suivant la recrue dans ses tourments tant physiques que psychologiques, c’est un sentiment malsain qui se développe chez le lecteur. Une horreur absolue et un voyeurisme convulsif qui pousse à tourner les pages et à continuer le livre.
Pendant qu’il arpentait les rues obscures, je le régalai d’informations sur le feu. Je lui expliquai que, puisque brûler était un des tourments canoniques, il aurait besoin un jour, dans les modules les plus avancés du programme, d’apprendre ses moindres nuances du point de vue à la fois de la victime et du bourreau. Je lui décrivis la façon dont je le plongerais tout les matins dans les entrailles d’une fournaise ardente, puis l’en sortirais le soir pour lui greffer une nouvelle peau morceau par morceau sur le métier de sa dépouille calcinée.
Au delà de l’horreur, et du style hors norme, une des grandes forces de Hrivnak est de nous faire douter de tout. A laisser derrière nous les frontières de la morale, de la logique et des valeurs humaines, nous ne savons même plus si l’histoire est réelle. Et c’est cette ambiguïté, dans la maison des épreuves comme dans le chant de la mutilation, qui crée toute la finesse du récit. La recrue vit-elle ces douleurs, ou est-ce le délire schizophrène d’un esprit malade ? Est-on devant les soliloques d’un fou dangereux, ou contemple-t-on les tourments d’un homme face au mal ?
Là où d’autres contemplent avec fierté les exploits de leurs enfants, lui dit Hogg, tu resteras au contraire éveillée toute la nuit, en sachant que ton fils erre perdu et effrayé dans le paysage d’un cauchemar infini,trouvant à se nourrir en fouillant dans les poubelles et dormant comme un chien à la belle étoile.
Étrange donc de parler d’un roman si sombre, si pesant, si misanthrope sans aucune once d’humanité ni lueur d’espoir. C’est qu’au-delà du vertige de contempler un joyaux de pure cruauté, Jason Hrivnak est un écrivain hors pair. Un style percutant, au mot ciselé, où les jeux littéraires et les procédés d’inventions s’enchaînent.
Et le tout superbement traduit par Claro, traducteur de l’impossible, qui rend en français une langue subtile et pleine de pièges.
Un grand livre, à lire avec précaution, comme souvent dans le catalogue des éditions de l’Ogre.
La maison des épreuves (2017) & Le chant de la mutilation (2019)
Jason Hrivnak
Les éditions de l’Ogre
respectivement 130 et 252 pages
Le tout traduit par Claro
Et vous pourrez retrouver ici une chronique de Héloïse sur “La maison des épreuves”