Cette fois-ci, le regard bienveillant et curieux de Belleville Éditions se tourne vers la Slovaquie avec un roman de Monika Kompanikovâ, intitulé Le cinquième bateau. On y trouve un subtile et poétique mélange d’onirisme et de gris délabrement en suivant l’histoire de la petite Jarka, 12 ans, qui évolue livrée à elle-même dans la banlieue de Bratislava.
Ce qu’elle connaît de la famille se résume à sa mère Lucia qui refuse qu’elle l’appelle « maman » et du souvenir de sa grand-mère Irèna, sorcière dure et autoritaire. Lucia a accouchée à seulement 16 ans de cette fillette non désirée dont elle ne sait que faire. Elle la ballote d’endroits sordides en maisons de fortunes et l’élève dans une atmosphère dénuée d’amour, et même délibérément porté sur le chantage affectif voire même la manipulation. En effet, plutôt que de parler de punition, la jeune mère préfère menacer sa fille de ne plus l’aimer si elle n’est pas assez sage ou bien si elle la déçoit un tant soit peu.
Ainsi, Jarka évolue comme elle peu, face à la solitude. Elle doit se prendre en main très vite et se voit attribuer toutes les responsabilités attenantes à un quotidien qui n’a rien de douillet. Ainsi, à elle de s’habiller un minimum décemment ou encore se débrouiller pour ne pas avoir le ventre vide trop longtemps. Lucia, elle, est bien trop occupée avec les hommes dont elle s’entiche et qui parfois se transforment en croque-mitaine nocturne pour sa petite fille. Quand elle ne disparaît pas pendant plusieurs jours de suite sans prévenir.
Son échappatoire, la fillette le trouve dans le jardin abandonné de feue son grand-père: un îlot de paix et de tranquillité à l’abris des regards et de l’indifférence douloureuse. Dans la cabane délabrée mais toujours plus accueillante que l’appartement bien trop rempli d’un vide d’amour, Jarka s’est fait un nid où elle se rend dés qu’elle le peut. Dans le jardinet, elle rêve allongée dans l’herbe folle, à côté du sentier de cailloux bleus. Elle rêve d’eau et de bateaux. Des bateaux promettants de nouveaux rivages jamais atteints. Des bateaux déjà occupés par ce qui lui fait office de famille. Des bateaux où il n’y a pas de place pour elle mais qui sont tant porteur de promesses.
« D’abord, je lui expliquai les bateaux, les bateaux en bois qui ont l’air de provenir d’un conte dans lequel tout peut arriver. Ils sont instables, construits à l’aide de planches débitées à la hâte. Les brèches de la coque sont calfatées avec du mastic et toutes les irrégularités sont recouvertes d’une épaisse couche de peinture bleu de cobalt ou blanche. Ils semblent fragiles et précaires, mais accueillants. Parfois, ces bateaux ont une cabine dans laquelle il est possible de se cacher. Parfois ce ne sont que des coquilles vides sans rame et sans cordage. Ils tanguent à la surface d’une eau calme sans courant. Quand je me réveille, je suis trempée, fatiguée et mes mains me font mal. J’ai le sentiment d’avoir gaspillé énormément d’énergie sans n’avoir rien atteint, ni le fond, ni aucun port. Je n’ai pas été emportée par les courants et le vent tourne en rond, prisonnier d’une vallée, loin de l’eau. »
C’est à travers un coup du hasard que la fillette va se trouver un but, un sentiment d’utilité réel et réconfortant qui va casser ses jours d’ennuis sans couleur. Alors qu’elle pense intercepter sa mère partie pour l’un de ses déplacements mystérieux et à la date de retour floue, elle s’empare d’une poussette abritant deux faux jumeaux. Décidée à les choyer, à s’occuper d’eux comme il se doit et à leur apporter toute l’attention qui lui fait défaut, elle les abrite dans sa maisonnette au toit bleu.
Bientôt, elle accueille également Kristian, un enfant un peu plus jeune qu’elle en pleine fugue. Si Jarka est totalement délaissée par sa mère, Kristian, lui, est étouffé par la sienne qui surveille ses moindres faits et gestes, le couvant et l’écrasant d’un amour malsain tentaculaire.
La nouvelle petite famille de fortune va vivre tant bien que mal dans ce coin de paradis déchu, essayant d’oublier la morosité faisant office de lot quotidien. Tout deux solitaires à leur façon, les deux gamins vont enfin pouvoir goûter à une joie aussi éphémère que fictive, celle d’un foyer aimant et doux.
« Les enfants sont tous petits, ils vivent trop près du sol et ce sol ne leur est pas d’une grande aide. Pour eux, tout est grand, tout est important. Ils n’ont pas encore entendu parler de l’univers, ils ne peuvent pas mesurer leur vie à son infinitude. »
Monika Kompanikovâ, célèbre écrivaine contemporaine slovaque, dresse un conte aux allures de jeu d’enfants à échelle adulte. La reconstruction d’un foyer par Jarka et Kristian tient presque de la survie: pour eux ils ne jouent pas à la poupée mais se sauvent comme ils peuvent de leurs angoisses. Ils ressentent à la fois le poids des responsabilités et de l’attente parentale à leur égard, diffuse pour l’une et omniprésente pour l’autre, et une absence totale de bien-être. Leur enfance est sordide et inexistante, loin de l’insouciance et des jeux innocents: ainsi ils tentent de se trouver une place à eux au milieu du décor tristement vide et bancal de leur quotidien.
A travers son héroïne, Monika Kompanikovâ parvient à jouer avec cet état propre à la pré-adolescence, oscillant entre rêverie enfantines et un prémisse de réalité toute adulte. En effet, Jarka se projette dans un futur utopique de famille parfaite, mais n’appréhende pas pour autant les besoins vitaux plus de quelques heures à l’avance. On ressent alors toute la dimension écartelée de ce personnage, tiraillée entre les miettes de sa candeur et le poids du désenchantement qu’elle porte sur ses épaules.
L’auteure slovaque écrit un conte moderne au contexte violent et dur et à la forme poétique et douce. Cet équilibre qui tient de la virtuosité fait du Cinquième bateau un roman doux-amer sur la vie d’enfants se construisant un radeau de fortune pour échapper à un quotidien trop aride.
« En mer de Chine, à mille quatre cents mètres de profondeur, se trouve en lac de dioxyde de carbone. En temps normal, le dioxyde de carbone est un gaz, mais à cette profondeur, avec la pression, il devient liquide. Il devient un lac sous-marin, un lac au fond de l’océan. On y voit une côte, une surface, des vaguelettes, une surface sous la surface. Il faut un moment avant de se rendre compte de ce que l’on voit et admettre que cela existe réellement.
Les trois enfants dormaient ensemble dans la cabane bleue du jardin. Le poêle en fonte, les assiettes avec les restes de spaghettis sur la table, les jouets, les bouteilles, les petites voitures. Mon lac personnel sous la surface déchaînée du réel espace-temps. Quand j’observai cette scène à travers les gouttes dégringolant sur la vitre, je n’arrivai pas à croire que je pouvais entrer et trouver ma place dans ce monde qui semblait si harmonieux. Il était si facile alors de laisser le quartier, l’ennui, l’appartement vide, le message inachevé et d’oublier. Il suffisait d’ouvrir et d’entrer. »
Belleville Editions
211 pages
Caroline