Deuxième roman de l’auteur roumanophone Iulian Ciocan traduit en France chez Belleville Editions, L’empire de Nistor Polobok dresse le portrait mêlant cynisme et fantastique d’un pays rongé par la corruption.
Comme dans le Royaume de Sasha Kozak, ce récit prend pour scène la capitale Chisinau et ses habitants de tout niveau social et de tout bord, plongés dans une forte disparité, un gouffre entre les nantis et les autres.
Tout commence avec Nistor Polobok, un sexagénaire véreux travaillant depuis des années à la mairie de la capitale moldave. Libidineux, irrespectueux et sans valeur morale, le petit homme à la barbe en fil barbelé a construit toute sa fortune non pas en travaillant mais en volant. Pots de vin, magouilles politiques, blanchiment d’argent, tous les moyens sont bons pour accumuler le maximum d’argent en fournissant le moindre effort.
Il vit dans une somptueuse villa du quartier Télécentre aux allures de palais décadent, avec sa femme asséchée par les insomnies, le dédain et la tromperie. Ce domicile entouré d’un immense et infranchissable portail, rempli d’objets luxueux, c’est sa fierté, l’incarnation de son succès. Ses voisins sont tous aussi bien lotis que lui, exception faite du misérable immeuble krouchtchévien habité par des chômeurs, des retraités sans le sous ou des petits travailleurs appauvris.
Un soir, alors qu’il rentre d’une nouvelle journée fructueuse marquée comme d’habitude par le sceau de la manigance crapuleuse, Nistor Polobok se casse la figure sur une fissure brusquement apparue au seuil de son portail. Pestant contre celle-ci, la cheville douloureuse, il va se coucher mais ne bénéficie pas du sommeil de plomb réparateur accoutumé. Un terrible cauchemar l’assaille, premier d’une longue série qui va s’accroître, de même que la mystérieuse fissure qui prend peu à peu des dimensions affolantes. Malgré l’intervention des BTP pour la reboucher à plusieurs reprises, elle ne cesse de se déployer, menaçant d’avaler les riches bâtiments de ce quartier habituellement sans ennui.
Au fur et à mesure que la faille gagne du terrain, Nistor Polobok est de plus en plus soucieux: des rêves de fin du monde l’assaillent, des visions terribles lui viennent lorsqu’il ose se pencher au dessus de la terrible gueule béante et grimaçante qui déforme son quartier aux constructions somptueuses à qui la société pervertie profite le plus, englouti son palais pharaonique pourtant impénétrable et grignote chaque jour un peu plus de terrain.
Il prend conscience du rôle qu’il a dans toute cette sombre affaire: la brèche est en effet apparue devant chez lui en premier lieux, le blessant à la cheville comme un mauvais présage. Rongé par les remords, les nuits blanches et le doute, il tente de prévenir sa femme et ses collègues du terrible sort qui les attend si ils restent à Chisinau: ils vont tous y passer.
Décidant alors de jouer le tout pour le tout, Nistor Polobok se rend chez une cartomancienne tzigane qui lui dévoile que pour mettre fin à tout cela, il doit se faire pardonner par une mystérieuse dame de cœur (le titre original du roman, Dama de cupā signifie d’ailleurs Dame de Cœur en roumain).
Le hic, c’est que le sexagénaire véreux et débauché a profité de pas mal de femmes, et les a plutôt mal traitées de par son manque de respect et son indifférence égoïste et mégalomane. Laquelle est donc cette dame de cœur qui détient la solution à cet absurde problème? Et qui dit qu’elle acceptera d’accorder son pardon à cet homme qui l’a humiliée?
Iulian Ciocan décrit de sa plume acérée un pays divisé dont le peuple, si il ne parvient pas à s’enrichir, immigre afin de fuir la corruption. Grâce à cette fissure tout d’abord insignifiante mais agaçante, qui devient un gouffre sans fond et sans limite dévorant aveuglement tout sur son passage, il illustre parfaitement la société consumériste dont la moralité se désagrège comme le sol de la capitale. Cette catastrophe naturelle allégorique est comme une faille dans le système dont certain profitent et s’en nourrissent, indifférents aux malheurs ou aux galères des autres. Le but ultime est d’accumuler le plus d’argent, d’entasser le plus de biens par tous les moyens, surtout les plus retords.
En premier lieux on suit le personnage principal aussi important qu’immoral de Nistor, pour ensuite suivre une galerie d’autres personnages allant du politicien (maire, municipaux…) au citoyen lambda (écrivain, policier, infirmière, retraité…). Tous poursuivent leurs intérêts propres, égoïstement enclavés dans leur besoin de rêver toujours plus grand, chacun à leur niveau. Toutes les strates de la société sont frappées par cette rébellion de la croute terrestre qui chamboule les quotidiens en en faisant ressortir toute la vacuité. Cette contagion est inévitable et touche aveuglément aussi bien les plus nantis que les plus pauvres: tous sont touchés par la fêlure qui frappe leur pays et se matérialise sous leurs pieds, d’une manière ou d’une autre.
L’auteur nous livre un univers tour à tour cynique et merveilleux dans cette satire de la société contemporaine. Il s’appuie sur une situation absurde, grotesque qui fait ressortir le véritable aspect des protagonistes, les poussant dans leurs retranchements mesquins et affolés. Il décrit de manière très factuelle ce qui leur arrive, avec un détachement particulier contrebalancé par une pointe d’humour acide. Les prénoms et noms ridicules de certains personnages (Pometterre, Pommeaigre, Choucroute, Figue…) leur apporte un aspect presque de marionnettes ne contrôlant pas le moins du monde leur destin, et faisant sûrement références à des figures politiques ou mondaines moldaves dans la version originale.
L’empire de Nistor Polobok est magnétique et captivant de par son originalité, son rythme et sa critique juste et aiguë de la société moldave mais aussi mondiale. En jouant sur la répétition cyclique malgré le signal clair d’une brisure qui s’étend mais à laquelle tout le monde reste aveugle, il fait écho à la lenteur voir à l’absence de prise de conscience d’une aire individualiste et mercantile.
Belleville Editions
Traduit du roumain (Moldavie) par Florica Courriol
208 pages
Caroline