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UDL Angelica Gorodischer, Trafalgar MEA

Angelica Gorodischer – Trafalgar

On ne remerciera jamais assez les éditions La Volte de nous avoir fait découvrir en français l’oeuvre de l’écrivaine argentine Angelica Gorodischer, avec Kalpa Imperial, paru en 1983 dans sa langue d’origine et en France en 2017. Peu connue dans notre pays, l’autrice est considérée comme l’une des plus grands écrivains du Xxé siècle en Argentine, où son œuvre est abondamment étudiée et commentée.

Kalpa Imperial La volte

Kalpa Imperial était un véritable chef d’oeuvre, qui dépeignait les multiples facettes d’un empire imaginé de toutes pièces, avec une écriture d’une incroyable inventivité, pétrie de références et d’esprit, tenant aussi bien de la fantasy que du conte philosophique ou de l’encyclopédie fictionnelle… C’est donc avec beaucoup de curiosité et d’impatience que ses lecteurs attendaient la traduction d’un autre livre de l’autrice.

Publié en 1979 en Argentine (avant Kalpa Imperial, donc), Trafalgar semble puiser une partie de ses inspirations dans la littérature de science-fiction, en particulier celle de l’âge d’or du space opera, auquel il rend un hommage pour le moins savoureux.

Trafalgar Medrano est un voyageur de commerce qui achète et vend des marchandises en tout genre, de planète en planète, sillonnant les galaxies en quête de l’affaire la plus juteuse. Vraisemblablement doté d’un nid de guêpes bien énervées dans la culotte, ce natif de la ville de Rosario, en Argentine, n’y reste jamais bien longtemps. S’il y passe, c’est qu’il est de retour de quelque contrée exotique et incroyable ; si vous êtes un de ses amis, alors vous aurez peut-être la chance de le croiser : il vous entretiendra alors – autour d’un café – de la dernière aventure rocambolesque qu’il a à vous raconter.

« J’étais hier avec TrafalgarMedrano. Pas facile de le rencontrer. Ses activités dans l’import-export le mènent toujours par monts et par vaux. Mais, depuis les vaux, il revient parfois vers nos monts et il aime s’asseoir pour boire un café et discuter avec un ami. J’étais au Burgundy et en le voyant entrer je ne l’ai presque pas reconnu : il s’était rasé la moustache. »

« A la lumière de la chaste lune électronique »

Trafalgar est ce qu’on appelle en anglais un « story suite » (dit aussi : « fix-up »), un regroupement d’histoires courtes qui se déroulent dans le même univers et présentent une cohérence d’ensemble. C’est un genre auquel appartient aussi Kalpa Imperial, que l’on trouve beaucoup dans la SF, par exemple les Chroniques martiennes de Bardbury ou les contes de Terremer d’Ursula K. Le Guin.

Ici, chaque nouvelle met en scène une aventure vécue par Trafalgar, et en même temps Trafalgar lui-même racontant l’histoire : la narration prend ainsi la forme d’un récit enchâssé, où un narrateur – qu’on a parfois du mal à identifier – discute avec lui : ce dialogue prend des allures de monologues à mesure que Trafalgar raconte, mais l’interaction avec son auditoire est toujours bien présente. Dans un seul cas, Trafalgar sera narrateur d’un bout à l’autre : la nouvelle intitulée « Le combat de la famille Gonzalez pour une vie meilleure », sur laquelle nous reviendrons. A noter qu’Angelica Gorodischer fait elle-même partie du public de prédilection du représentant de commerce : à ce titre, une bonne partie des nouvelles sont racontées de son point de vue, et ont pour cadre sa demeure, où elle reçoit son volubile ami.

Angelica Gorodischer

Angelica Gorodischer (photo : La Volte)

Trafalgar Medrano, par son activité de commercial sillonnant la galaxie, renvoie à un type de personnage assez emblématique du space opera : c’est le « prince-marchand » de la saga La Hanse galactique de Poul Anderson, Hober Mallow dans Fondation de Asimov… Moins canonique mais plus proche de nous, on en trouve même des exemples dans la série Lanfeust des étoiles, avec le peu recommandable prince Delhuu de la planète Meirrion.

Les affaires sont un bon prétexte au voyage et à l’exotisme : c’est aussi vrai d’un personnage de fiction, à qui l’on peut ainsi faire visiter une multitude de planètes plus étonnantes les unes que les autres. Mais c’est aussi, dans le cas de Trafalgar Medrano, une dimension essentielle de sa caractérisation. Il n’est ni un explorateur purement désintéressé, ni un conquérant. Il nous est plutôt dépeint comme quelqu’un qui ne perd jamais de vue les bonnes opportunités, mais dont la curiosité et la soif de découverte sont infinies. Il fait montre d’un indéniable talent pour s’attirer des ennuis, mais aussi de la débrouillardise et du bon sens nécessaires pour s’en sortir. Éloquent, astucieux et agréable en société – toute société confondue –, il ne se départit jamais de son bagout ; aussi devine-t-on, à ces traits, qu’une forte tendance à enjoliver ses récits pour épater la galerie doit également faire partie intégrante de son tempérament.

Autre élément de caractérisation du personnage, les cigarettes brunes sans filtre et le café, surtout, qu’il boit en quantités impressionnantes. On peut même dire qu’il carbure littéralement au café, et avec lui aussi la narration. En effet, la consommation de café en est un véritable leitmotiv : toujours noir et pris de préférence à son bar habituel, le Burgundy (il faut dire que celui du patron est un des rares qui trouve grâce à ses yeux !), le breuvage constitue un véritable embrayeur du récit. Marquant une pause, il nous ramène brièvement au contexte dans lequel Trafalgar raconte son histoire, et, au rythme de chaque nouvelle tournée, relance pour un tour la machine à raconter des histoires. C’est vrai de toutes les nouvelles, mais c’est particulièrement bien dosé dans « Le combat de la famille Gonzalez pour un monde meilleur », dont Trafalgar est l’unique narrateur et qui constitue de ce point de vue un sommet d’ingéniosité.

Tous ces éléments contribuent à créer le portrait haut en couleur, assez fascinant même, d’un personnage qui se situe quelque part sur un spectre improbable, qui irait d’un idéal de l’aventurier intergalactique, ce héros de space opera dont il est un avatar pour le moins original, à l’image du bourgeois cultivé, excentrique et un brin baratineur.

« – J’ai connu des types qui étaient tous tout ça à la fois et rien en même temps, a dit Trafalgar.

– Je vois, a dit l’Albinos, mais alors, qui faisait les révolutions, hein ?

– Il n’y en avait pas, a dit Trafalgar. Ni révolutions ni rien.

– Raconte, a dit Cirito.

Commentaire purement rhétorique car Trafalgar, lorsqu’il commence à raconter quelque chose, l’air de rien, à sa manière lente, personne ne peut l’arrêter.

– L’un d’entre vous a déjà été sur Anandaha-A ?

Personne, jamais, comme on pouvait s’y attendre. Pas facile d’aller se balader dans les endroits où il va se balader. »

« Sagesse du cercle »

Par une sorte de dérision malicieuse qui émane aussi bien de lui-même que de ses interlocuteurs, il nous est rendu immédiatement familier et sympathique. Car quoique volontiers captivés par les récits de Trafalgar, les différents narrateurs ont l’air de bien le connaître, sachant pertinemment qu’il adore se faire prier pour révéler ce qu’il avait de toutes manières l’intention de raconter. De fait, nous avons là un conteur aussi doué que facétieux, qui ménage ses effets jusqu’à l’excès : prenant volontiers des chemins de traverses, ne faisant jamais l’impasse sur une digression, il joue des attentes de son auditoire et prend un malin plaisir à les contredire, voire à les décevoir – comme s’il lui fallait, à tout prix, être imprédictible.

Trafalgar édition américaine

Edition américaine (Small Beer Press)

Les interactions avec les personnages qui l’écoutent sont donc nombreuses. Le double fictionnel d’Angelica Gorodischer, en particulier, n’hésite pas à l’interrompre ou à s’exaspérer quand il ne va pas assez droit au but. Elle vient également le reprendre quand il se montre un peu trop fanfaron vis-à-vis de ses conquêtes féminines, cassant par ses interventions l’image du macho séducteur sans attaches qu’il aime à se donner.

Cette mise en valeur, quasi théâtralisée, du cadre dans lequel Trafalgar raconte ses périples, rend la lecture extrêmement vivante et humoristique. La structure dialogique permet même de déployer une forme de métadiscours, un commentaire du récit qui l’approfondit de plusieurs niveaux de compréhension : en effet, il n’y a rien d’innocent dans le fait que Angelica Gorodischer ne dissocie jamais le discours de son héros de son contexte d’énonciation. Celui-ci n’est jamais un simple prétexte ; il s’agit bien un parti-pris délibéré, qui pourrait bien être représentatif d’une certaine conception de la littérature, présente en filigrane dans l’avertissement qu’Angelica Gorodischer a placé en préambule du livre :

« Dès à présent, cher lecteur, avant même que vous ne commenciez à lire ce livre, je dois vous demander une faveur : avant toute chose, n’allez pas chercher dans la table des matières la nouvelle la plus courte ou celle dont le titre attirerait votre attention. Puisque vous allez les lire, ce dont je vous remercie, faites-le dans l’ordre. Non qu’elles se suivent chronologiquement, même s’il y a un peu de ça, mais parce qu’ainsi vous et moi nous nous comprendrons plus facilement. Merci. »

En s’adressant au lecteur, Angelica Gorodischer explicite ici, de manière subtile, ce qui est peut-être une des bases de son écriture, et en tout cas une clef de compréhension cruciale de cette œuvre : tout discours, qu’il soit oral ou écrit, est émis par quelqu’un, adressé à quelqu’un d’autre (à tout le moins un récepteur potentiel), et ce qu’il dit ne peut pas être tout à fait compris si on l’appréhende indépendamment de cela. Raconter une histoire, c’est entrer dans une forme de dialogue, où il est important de savoir sur quelles bases on s’entend.

Cet avertissement, c’est aussi une manière de s’en remettre à la bonne foi du lecteur, de l’appeler à la suivre et à lui faire confiance. Un pacte aussi ancien et fondamental que l’art de raconter des histoires lui-même, ici peut-être d’autant plus décisif que Trafalgar est une œuvre susceptible de déboussoler le lecteur.

C’est en tout cas un livre qui a tout l’air de prendre cette interaction, constitutive du discours, au pied de la lettre. Il ne cesse de jouer avec ce qu’implique la relation entre « émetteur » et « récepteur », par une mise en abîme extrêmement maline du dispositif d’énonciation où l’autrice se met en scène, son alter ego fictionnel écoutant une version des récits qu’elle-même transcrit sur le papier.

L’avertissement au lecteur évoque en même temps un autre aspect de l’oeuvre, qui a trait à la forme du recueil de nouvelles et à l’agencement de celles-ci en son sein. Nous l’avons dit plus haut, Trafalgar appartient au genre des « story suites » ou « fix-up » : or, c’est une forme que non seulement Angelica Gorodischer maîtrise redoutablement, mais dont elle pousse la logique à son paroxysme.

Non seulement elle est particulièrement rafraîchissante à la lecture, un peu comme si on regardait les épisodes d’une série télévisée aux possibilités narratives infinies (pensons à Doctor Who ou à la Quatrième Dimension par exemple), mais elle coïncide tout naturellement avec l’unité de temps au sein de laquelle cette histoire nous est rapportée : celle d’une conversation qui se prolonge jusqu’à la onzième tournée de café, ou la tombée du jour, simplement parce que tout le monde est pendu aux lèvres du conteur de ces anecdotes fascinantes.

« – J’ai connu des types qui étaient tous tout ça à la fois et rien en même temps, a dit Trafalgar.

– Je vois, a dit l’Albinos, mais alors, qui faisait les révolutions, hein ?

– Il n’y en avait pas, a dit Trafalgar. Ni révolutions ni rien.

– Raconte, a dit Cirito.

Commentaire purement rhétorique car Trafalgar, lorsqu’il commence à raconter quelque chose, l’air de rien, à sa manière lente, personne ne peut l’arrêter.

– L’un d’entre vous a déjà été sur Anandaha-A ?

Personne, jamais, comme on pouvait s’y attendre. Pas facile d’aller se balader dans les endroits où il va se balader. »

« Sagesse du cercle » (p.36)

Une fois la curiosité piquée au vif grâce à l’une de ses inénarrables entrées en matières, Trafalgar n’hésite pas à nous embrouiller l’esprit de son interlocuteur (et le nôtre avec) : très vite, les développements de l’histoire vont sembler aberrants, absurdes ; nombre de situations dépeintes ne semblent pas vouloir faire sens de prime abord. Et c’est au fil de péripéties tout aussi étonnantes que les choses s’éclaircissent, s’imbriquent : car, pour perchée qu’elle soit, la résolution finit toujours par arriver. Mais si l’on finit par comprendre, c’est aussi bien souvent parce que le récit nous pousse à envisager des logiques qui ne nous seraient pas venues spontanément : quelque chose s’est allumé, là-haut, en passant…

Schuiten L'archiviste

François Schuiten, L’Archiviste

Anandaha-A, la planète où la nuit est perpétuelle et où l’obscurité « avale tout » ; Edessbuss, dont les habitants, après des milliers d’années à subir des conditions inhospitalières sur leur planète, vivent une existence de bringue perpétuelle et sont devenus d’impayables boute-en-train ; Uunu, où le temps semble fonctionner selon des lois bien différentes de celles que nous connaissons… Il serait dommage d’énumérer tous les mondes que visite Trafalgar, car on ne peut que souhaiter au lecteur potentiel de les découvrir par lui-même. Chaque endroit faisant l’objet d’une nouvelle, d’un bout de récit ou d’une anecdote aura ses propres singularités, qui le rendent insolite et digne de figurer dans les récits de notre voyageur de commerce… et ce, quand bien même quand celui-ci, par un jeu de prétérition retors, fait mine qu’il n’y a rien (mais alors vraiment rien !) d’intéressant à raconter.

« – Ca, c’était la partie la plus intéressante. Quand ils ont inventé l’écriture – et on voit bien que les types de la préhistoire qui se baladaient sous les arbres étaient plus intéressants que les modernes puisqu’ils ont eu l’idée de la roue et celle de l’abécédaire – ils se sont mis à faire des chroniques de ce qui se passait, mais le problème c’est qu’il ne se passait rien.Selon les premiers écrits, personne n’a volé le feu aux Dieux, les esprits de la forêt ne parlaient pas avec les hommes, peut-être n’y avait-il pas d’esprits de la forêt, les morts mouraient et tchao, aucun héros ne s’est perdu en quête d’immortalité, aucune femme n’a cocufié son mari avec un demi-dieu, et tout est à l’avenant. Alors ce qui restait était chiant comme la pluie : les récoltes, les voyages, les pestes, quelques découvertes fortuites, et rien de plus. »

« Monsieur Chaos »

Ces singularités sont souvent de véritables énigmes, et la résolution réside alors dans l’un de ces raisonnements vertigineux dont la science-fiction la plus spéculative a le secret, propres à vous retourner le cerveau comme une crêpe. Mention spéciale aux nouvelles « La sagesse du cercle », « Le meilleur jour de l’année » et « Monsieur Chaos ». On passera alors du space opera pulp et pittoresque à des références un peu plus corsées comme Philip K. Dick ou Kurt Vonnegut.

En effet, les mondes que nous découvrons à travers les tribulations de Trafalgar Medrano apparaissent comme la matérialisation de théories ou d’hypothèses métaphysiques sur le temps, la connaissance ou la structure des choses… nous conduisant même parfois, d’une manière qui rappelle beaucoup les Fictions de Borgès, à toucher du doigt de nouveaux paradigmes.

Ils sont aussi l’occasion d’imaginer différentes formes d’organisation sociale et politique, qu’elles tendent vers l’utopie ou la dystopie : outre les coutumes parfois très surprenantes que nous voyons défiler dans l’ouvrage, plusieurs histoires exhibent, à la manière de paraboles, les travers liés aux rapports de domination, à leur fixation dans des structures délétères et à leurs justifications mystificatrices, qui prétendent fonder l’ordre du pouvoir et le légitimer en droit.

Les nouvelles les plus probantes, à cet égard, sont sans doute « Le combat de la famille Gonzalez pour un monde meilleur », qui universalise un mode de vie ressemblant à celui d’une communauté Amish ou mennonite, mais qui incarne surtout, de manière étonnamment littérale, le passéisme d’une société sur le plan des mœurs ; ainsi que la nouvelle intitulée « Trafalgar et Josephina » (dans « L’Intermède avec mes tantes »), où une société de castes sera le théâtre d’événements tragiques. Ici en particulier, on notera qu’à la différence d’autres exemples dans Trafalgar, le modèle politique ne paraît pas découler de particularités liées aux conditions naturelles de vie sur la planète en question, comme sa géographie physique, sa situation dans le système planétaire ou son climat.

Si la critique sociale affleure ainsi à la surface des différentes histoires, c’est toujours avec finesse, dans un registre qui emprunte volontiers à la satire, mais ne verse jamais dans la métaphore à gros sabots. Il faut rappeler aussi que ce livre a été publié en Argentine à la fin des années 70 : on peut donc se figurer que le contexte de la dictature militaire incitait à une extrême prudence ; et que peut-être, la science-fiction était un genre plus commode pour faire passer des idées assez subversives, sous couvert du divertissement sans incidence auquel on l’assimile bien souvent.

Les naufragés du temps

Jean-Claude Forest, Les naufragés du temps

Enfin, l’univers inventé par Angelica Gorodischer renvoie à des registres canoniques de la science-fiction : le premier récit, « A la lumière de la chaste lune électronique », semble lorgner du côté des représentations de sociétés matriarcales, souvent décrites à l’aune des fantasmes masculins (ce qui est assez finement parodié dans un récit où Trafalgar incarne bien, à lui tout seul, le côté malegaze ). Un passage de cette nouvelle n’est pas sans rappeler Barbarella, la bande dessinée de Jean-Claude Forest, dont l’héroïne fut jouée par Jane Fonda dans le film de Roger Vadim. La nouvelle fait d’ailleurs également un clin d’oeil à la série de comics strips Mandrake, les références à la bande dessinée étant récurrentes dans l’ensemble du recueil.

Autre exemple, la nouvelle intitulée « Des navigateurs », qui accomplit le tour de force d’être une histoire de voyage dans le temps sans voyage dans le temps, et constitue une variation particulièrement audacieuse du sous-genre de l’uchronie.

En lisant Trafalgar, on a parfois l’impression d’évoluer dans des paradigmes si différents du nôtre qu’ils nous amènent à nous dépouiller de nos certitudes, et même si différents entre eux qu’on se demande comment ils peuvent bien appartenir au même univers, obéir à des lois universelles, unifiées.

« – Il ne doit pas y avoir beaucoup de place pour la névrose, là-bas.

– Tu sais bien que de la place pour la névrose, il y en a toujours, partout. Mais j’ai l’impression que nous lui donnons plus de commodités que les neyiomdaviens. C’est ce que j’ai fait comprendre à dra Iratoni, alors il m’a expliqué ce qui se passe sur Uunu, et je vais essayer de te l’expliquer, mais je ne sais pas si je vais y parvenir.

Il a fini son café et a pris une inspiration comme pour un saut à la perche.

– Le temps n’est pas successif, a-t-il dit. Il est concret, constant, simultané et pas uniforme.

Là, l’inspiration c’est moi qui l’ai prise.

– Dieu, par exemple, a dit Trafalgar, le perçoit ainsi, ce que toutes les religions admettent. Et, sur Uunu, c’est perceptible comme ça par tout le monde, bien qu’avec une immédiateté moins grande, pour la capricieuse raison de son emplacement dans l’espace. Espace qui, bien entendu, ne pourrait pas exister sans son coexistant le temps.

– On ne va nulle part, là, ai-je dit. Moi, il me faut des exemples sonnants et trébuchants, parce que je ne lis ni Einstein, ni Langevin, ni Mulnö.

– Figure-toi le temps, a dit Trafalgar, comme une barre infinie et éternelle, c’est la même chose, faite d’un matériau possédant divers degrés de consistance tant au niveau de sa durée que de sa longueur, tu me suis ?

– Je te suis.

– Maintenant, une fois par jour, ou plutôt une fois par nuit, sur Uunu a lieu un infundibulum chrono-synclastique.

– Ah, non ! Ai-je protesté. Ça c’est du Vonnegut ! »

« Le meilleur jour de l’année »

Tout se passe comme s’il s’agissait plutôt d’un Monde ouvert, aux potentialités multiples que la fiction seule parviendrait à faire tenir ensemble, le personnage de Trafalgar faisant office de fil conducteur, reliant les uns aux autres tous ces mondes et toutes ces histoires, comme leur dénominateur commun.

Et bien que l’on trouve des régularités et des échos entre elles, les nouvelles ne sont jamais redondantes du point de vue de leur structure ou de leur contenu. Chaque nouvelle a son unité, mais s’articule aussi aux autres pour prendre un sens et une consistance supplémentaires, comme si chacune constituait un point de vue sur l’ensemble auquel elle s’intègre, une pièce du puzzle. Il y a continuité, bien sûr (par exemple entre la première et la toute dernière nouvelle du recueil dont l’une semble constituer la suite de l’autre), mais aussi des ruptures, des nuances et des détails contradictoires qui nous poussent à remettre en perspective le discours de Trafalgar. Suivant qu’il s’adresse à un pilier de bar ou à une vieille dame respectable, il présentera les choses sous un angle différent, comme ne manque de lui faire remarquer le personnage d’Angelica Gorodischer.

On se rapproche ainsi de ce qu’Umberto Eco appelait l’ « œuvre ouverte », pour qualifier ces œuvres où l’ambiguïté du sens et la multiplication des niveaux de lecture possibles participent d’un véritable plaisir esthétique. Et c’est sans doute cette pluralité des mondes et des voix, l’entrelacement des récits et des niveaux de discours, l’éblouissement qu’ils procurent et le doute qu’ils suscitent, qui caractérisent le mieux Trafalgar. Du personnage éponyme, on retient quelque chose d’assez analogue : cette faculté à observer le monde avec curiosité, sans plus de préjugés que ça ou, en tout cas, une facilité confondante à les remiser dès que ce que l’on observe remet en question nos certitudes les plus enracinées.

Rosario Argentine

Rosario, province de Santa Fe, Argentine

Voilà qui nous amène à une épineuse question, que nous avons plus ou moins volontairement omise jusqu’ici (et que vous vous posez peut-être depuis le début) : Trafalgar ne serait-il pas tout simplement en train de nous raconter des craques ?

Après tout, objectivement, rien ne nous permet d’affirmer qu’il est autre chose qu’un affabulateur de génie : à une exception près, aucun des personnages à qui il s’adresse ne peut témoigner de la véracité de ses dires. Aucun postulat technologique ou scientifique ne vient appuyer la plausibilité des voyages intergalactiques dans la réalité du livre : Trafalgar parle de sa « guimbarde » pour désigner la machine qui lui sert à se déplacer dans l’univers, et l’on se figure une sorte de navette ou de vaisseau spatial, mais sans que l’engin soit jamais réellement décrit. On a plutôt la sensation qu’il passe d’un monde à l’autre comme par magie.

En outre, le monde qui sert de cadre au récit des aventures du personnage n’est ni plus ni moins que la ville de Rosario, en Argentine, au XXé siècle. Rien dans le quotidien qui est dépeint en marge des aventures, celui où s’ancre donc toute la narration, ne relève du merveilleux ou de la science-fiction.

Aussi les récits de Trafalgar paraissent-ils en incohérence totale avec l’environnement dans lequel il nous est présenté par ces différents narrateurs. Même la présentation du personnage, à laquelle sont consacrées deux pages au tout début du livre, évoquent un commercial d’extraction aisée, peut-être un peu fantasque, aventureux dans ses goûts comme ses choix de vie, mais rien de réellement surnaturel.

Tout ce qui différencie le récit enchanteur de l’élucubration mythomane ne dérive donc, en définitive et en dernière analyse, que d’une chose : le talent inouï du narrateur à capter auditoire et lectorat, pour les faire si bien adhérer à ce qu’il raconte que le critère de réalité n’a plus tellement d’importance.

Alors c’est peut-être précisément en ce que la narration instille le doute, mettant en lumière le contexte d’où émane le discours comme si elle révélait l’envers de l’illusion créée par son narrateur-prestidigitateur, que Trafalgar est comme une immense profession de foi dans le pouvoir de suggestion infini de la fiction.

En guise de conclusion…

« – (…) Moi, à part la science-fiction et les romans policiers, je ne lis que Balzac, Cervantès et Corto Maltese.

– Tu iras loin avec ce cocktail absurde.

– Absurde, qu’est-ce qu’il a d’absurde ? Ce sont les rares auteurs qui ont tout ce qu’on peut demander à la littérature : beauté, réalisme, divertissement, que veux-tu de plus ? »

« Sagesse du cercle »

Un livre malin, foisonnant d’intrigues à tiroir et d’idées, qui vous retourne le cerveau et vous décoche de vrais éclats de rire. Cerise sur le gâteau, le personnage principal est un véritable amateur de café. Effectivement, que peut-on bien vouloir de plus ?

UDL Angelica Gorodische, La Volter, Trafalgar

Trafalgar, Angelica Gorodischer

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré

(220 p.)

Editions La Volte, 2019.

Anne.

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Chroniqueuse

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