On imagine un coin bucolique, une île québécoise, des rivières, des forêts : voici l’île d’Orléans, pas loin de la ville de Québec. Selon le chef de la police locale, désormais à la retraite, c’est un endroit paisible où les quelques crimes commis sont principalement des excès de vitesse ou des querelles de voisinage. Clairement, ici, il ne se passe habituellement rien de bien palpitant.
Mais un matin, toute l’île est en ébullition : un chalet a pris feu et on cherche activement la trace d’un travailleur guatémaltèque porté disparu. Employé saisonnier dans l’une des plus grosses exploitations agricoles de la région, il est également l’amant de Gabrielle Rochefort, une éco-activiste, arrêtée au même moment à l’autre bout de l’île, pendant une manifestation. Le chalet incendié est le sien. Un à un les éléments se mettent en place. Le disparu est retrouvé mort, et on se demande si son meurtrier n’était pas venu pour s’occuper plutôt de Gabrielle. Qui pourrait lui en vouloir, au point d’incendier sa maison et assassiner son amant ? Reste alors à dresser le portrait de Gabrielle, que le chef de la police retraité connait bien.
Progressivement, ce polar polyphonique et très bien mené dénoue tous les fils de l’intrigue pour s’intéresser à la dimension sociale et politique de l’affaire. Il est question de syndicalisme, de travailleurs immigrés, d’activisme écologique, du combat d’une femme seule contre une société pétrolière si puissante qu’elle a réussi à se mettre les politiques et certains ministres dans la poche.
Gabrielle Rochefort tente depuis des années de faire tomber le ministre de l’Energie, Sam Carapelli, le soupçonnant de faciliter le développement et le financement des projets d’oléoduc de la société Cliffline Energy. Et peu importe si ledit oléoduc connait des défaillances, rejetant régulièrement dans les rivières des litres et des litres de pétrole.
L’occasion pour Marie-Eve Sévigny de s’interroger sur les collusions entre les gouvernements et les lobbys, quand les uns jurent la main sur le cœur de protéger l’environnement, signant de l’autre main des contrats juteux en faveur de compagnies pétrolières sans état d’âme. Elle s’interroge également en passant sur les zones d’ombres entourant le financement des partis politiques (évoquant quelques scandales dont nos amis québécois semblent coutumier).
Mais le propos de l’autrice est concentré sur l’environnement (au point de parler d’éco-polar) car elle rappelle, dès la dédicace, la tragédie ferroviaire du Lac-Magentic. En juillet 2013, un train composé de 72 wagons citerne de pétrole brut a déraillé en plein centre-ville, entrainant une explosion sans précédent, provoquant la mort et la disparition de 47 personnes et l’évacuation de 2000 habitants. Il s’est avéré qu’il n’y avait aucun conducteur dans la locomotive et l’enquête a mis à jour d’aberrants dysfonctionnements dans l’organisation de ce fret pourtant si dangereux (train laissé sans surveillance, freins inadéquats, itinéraires empruntant des centre-villse en dépit du bon sens et des règles de sécurité élémentaires…).
Par les temps qui courent, un polar qui aborde si frontalement la question de la corruption et du dédain de l’environnement par ceux qui sont en charge de le sauver est salutaire. C’est pour cela que la lecture de ce roman est nécessaire, ne serait-ce que pour s’informer et s’interroger.
Alexandre
Sans terre
Marie-Eve Sévigny
éditions Le Mot et le reste
Première édition québécoise Héliotrope – 2016
215 pages – 19€