Silicon Valley, dans un futur plus proche qu’on ne le pense. Dans les entrailles de la société Tomorrow Foundation, on s’empresse de créer une armée d’androïdes dont la mission sera de s’occuper de la population vieillissante qui ne cesse de s’accroitre, et dont personne ne veut se charger. Pour autant, ils seront sexualisés au possible selon les critères et les fantasmes de leurs commanditaires. Deux premiers robots voient alors le jour : l’un aux traits féminins, baptisé Carbonne (élément de base présent dans toutes les formes de vies répertoriées) et l’autre masculin, appelé Silicium (élément omniprésent dans la croûte terrestre, mais très peu dans la matière organique).
Leur durée de fonctionnement est de quinze ans, temps qu’ils vont passer enfermés en huis clos à l’abri de tous les regards, mais pourtant connectés à l’intégralité du monde grâce aux différents réseaux. Leur principale interlocutrice est Noriko, une scientifique ayant participé au projet de leur création. Celle-ci n’a pas hésité à sacrifier sa vie de famille et à délaisser ses enfants pour prendre soin des deux IA.
Cependant, lord d’une permission de sortie inédite, Silicium parvient à s’échapper et laisse Carbone derrière lui : inséparables depuis leur « naissance », ils vont alors prendre deux chemins différents sans aucun contact l’un avec l’autre.
Quelques années plus tard, alors que Carbonne atteint sa date limite et est voué à s’éteindre pour toujours, sa mère d’adoption lui propose de transférer sa mémoire, l’écrin de sa personnalité et de son savoir, au sein même du système de sauvegarde. Ainsi, l’androïde pourra se réincarner à volonté dans de nouveaux corps robotisés à travers le monde, de façon totalement aléatoire. Immortalité mentale, mais aussi promesse de pouvoir retrouver l’être aimé, cette solution va déclencher une épopée s’étalant sur presque trois cents ans. Car les chemins viennent inlassablement s’entrecroiser durant les différentes strates du livre, ouvrant des opportunités de narrations multiples.
Mathieu Bablet réalise une bande dessinée puissante, qui interroge sur la volonté humaine de surpasser la mort à tout prix, tout en souhaitant éviter l’isolement et la décadence du corps.
Au travers de Carbonne et de ses différentes enveloppes, qui lui permettent d’explorer les genres et les identités à l’extrême, on découvre les avancées technologiques et les performances sans cesse dépassées. Contrairement à Silicium, qui s’attache à son corps d’origine et le pousse jusqu’à la décrépitude, « n’aimant pas le gaspillage ».
En parallèle, on assiste à des explosions sociale et politique et à des bouleversements climatiques : paysages désolés recouverts de plastique ou bien abrités par une eau à perte de vue et atteignant les plus hauts étages des buildings… Autant de paraboles pour décrire l’histoire et le déclin de l’humanité, entrainant la nature et l’écosystème dans sa chute.
Les deux personnages incarnent deux opposés pourtant complémentaires, comme les deux faces du ying et du yang : Silicium a soif de liberté et d’indépendance totale, éprouve le besoin de s’évader pour parcourir le monde et de découvrir ses richesses en se souciant le moins possible des avancées technologiques. Quant à Carbonne, elle explore le rapport au corps et à l’esprit, la transidentité et se meut dans des enveloppes de plus en plus perfectionnées pour au final n’être qu’un patchwork de toutes.
Carbone & Silicium puise dans la SF en s’interrogeant sur la conscience, la frontière entre l’intelligence humaine et artificielle, leur légitimité réciproque. Mathieu Bablet expose sa vision des dommages possibles dus à un capitalisme écrasant, à l’essence même de l’homme qui le pousse à être sans cesse rongé par ses désirs et au non-sens d’un système déjà omniprésent. On y trouve notamment les questions de l’unicité face à la masse, du détachement de la volonté de ses créateurs pour ne pas répéter les mêmes erreurs et ainsi s’élever (volonté présente en philosophie notamment au sujet du rapport parent-enfant), ou encore le détachement au physique et à sa notion organique et naturelle périssable, au profit de l’immortalité d’une pensée et d’un partage de connaissance commun.
Une fresque transhumaniste s’appuyant sur le conflit entre deux êtres qui ne peuvent vivre l’un sans l’autre et qui sont menés à se retrouver inlassablement, au cœur d’un monde futuriste et abandonné. Mathieu Bablet signe là une bande dessinée d’anticipation grandiose, aboutie et saisissante.
Éditions Ankama
277 pages
Caroline