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Amelia Gray – Cinquante façons de manger son amant

Cette époque est fascinante, nous assistons à un vivier de créations aux États-Unis, une mutation, vers un nouveau mouvement depuis une bonne dizaine d’année. Une forme à part, revenant à des formes plus classiques, moins « méta », moins dans la démonstration, mais s’enfonçant dans les profondeurs et les noirceurs de l’être. À ceci prêt que l’on parlera autant de la psyché que du corps.

Ben Marcus interrogeait sur la propriété du corps, puis du langage avec ses deux premiers romans, Brian Evenson sur la forme et la nécessité du corps, notamment avec Baby Leg et la Confrérie des mutilés, Alyson Hagy questionnait la mutilation et la sexualité, ou d’autres auteurs comme Tony Burgess, Adam Novy ou encore Curtis White, se proposaient en narrateur du corps malléable et « marchandisable » (oui ce mot n’existe pas),

Amelia Gray, avec Menaces, son premier roman laissait entrevoir ses obsessions, la dépression, le deuil, l’abandon de l’autre et l’obstination du déni. Dans un premier roman, fin en analyse et tendant vers l’absurde pour mieux dénoncer la vacuité de certains rituels. Elle abordait sans filtre et sans tabou la mort suspect de la femme de David, cet ancien dentiste qui était en éternel questionnement sur sa vie.

Mais le lien n’était pas encore franc et assumé, on sentait ses obsessions, dans la série Maniac, déjà, l’on assistait à une étape supplémentaire, vers ce qu’allait devenir le paysage littéraire, cette géographie faite de corps enchevêtrés, en décomposition, rampant, s’usant, s’abandonnant ou se retrouvant privé de liberté. Le corps comme langage, la langue devenant futile. Puis débarque ce recueil!

« Cinquante façons de manger son amant » est un ensemble de nouvelles/short stories, autant de déclinaisons de l’absurde, du vivant « lucide » ou encore des limites sans cesse transgressées. L’autrice assume et développe son univers, dessinant un contour plus net et affirmé, ici le corps est objet, la propriété de ce dernier n’est pas forcément à celui qui l’habite, en trente-huit histoires, Amélia Gray déploie le grotesque, l’absurde, le non-sens, le glauque, le beau, le laid, avec un cynisme et une lucidité sans faille. Et puis il y a ce passage :

« Il est plus difficile de quitter sa maison en flammes quand on a consacré tant de temps à en briquer le sol »

Anodin pour certains ? C’est fort probable ! Mais cette phrase est la clé de son livre, comment oser avancer et changer quand on est attaché à ce qui nous appartient. Ce serait ici le prisme matérialiste, mais l’on peut voir aussi la revendication de la dépression, l’obstination de cette maladie à s’accrocher au mauvais endroit, lieu, moment, etc… S’attacher ici à ce qui nous fait mal, notre époque, notre temps, notre vie, notre corps vieillissant, malade, défaillant, nos obsessions entêtantes ou encore nos relations.

L’autrice décline ses obsessions avec une finesse et une intelligence grandiose. Des textes autant touchant que choquant, questionnant sans cesse sur notre perception de la vie et notre prisme de lucidité qui est forcément différent et qui se retrouve ébranlé par cette lucidité cru.

Je ne révolutionne rien dans la présentation et dans l’analyse, on est sur de l’analyse de comptoir à mon sens, mais je parle ici avec sincérité. Ce recueil est à lire pour ce qu’il dit, pour se comprendre soi-même et comprendre le monde différemment, pour s’amuser de la langue et des situations qu’aborde Amelia Gray, ou encore pour continuer à explorer ce genre « post-post (insérer un qualificatif qui vous convient) » ou plus rien ne brille, ou tout s’esquinte, s’use, s’épuise, mais tente vaillamment de résister.

Indispensable ! Cerise sur le gâteau, la traduction impeccable, comme d’habitude, de Nathalie Bru, qui encore une fois apporte toute la finesse nécessaire pour transmettre le texte en version française.

Éditions de l’Ogre,
216 pages,
Trad. Nathalie Bru.

Ted.

À propos Ted

Fondateur, Chroniqueur

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