Au fond des abysses vivent d’étranges créatures, mi humaines mi poissons. Elles se nomment les Wajinrus et sont des descendantes très particulières des esclaves vendus lors du commerce triangulaire. Qui aurait cru que, par un phénomène mystérieux, lorsqu’une femme enceinte était jetée par dessus bord, elle accouchait parfois d’un enfant vivant et pouvant respirer sous l’eau.
Ces enfants, se regroupant, ont petit à petit fondé un immense peuple, caché loin de la barbarie humaine. Traumatisées par leurs naissances, les premières « sirènes » ont fait le choix d’oublier leurs souvenirs, pour vivre dans l’instant et le repos comme tout bon poisson qui se respecte.
Une seule d’entre elleux, une par génération, portera le poids de la mémoire et le leur rendra, une fois l’an, lors du terrible rituel du « Don de mémoire ». Iels sont appelés les historiens.
Yetu est historienne. Elle vit, bien malgré elle, dans les souvenirs de son peuple, qu’elle ressasse en permanence. Vivant une existence solitaire, elle se sent exclue et incomprise, du fait de son extrême sensibilité. Pourquoi est-ce à elle de savoir les atroces vérités de son peuple et ses origines, quand tout les autres Wajinrus vivent paisiblement, sans se douter de tout cela ?
Un jour, elle décidera de leur rappeler, et de changer le cours de leur histoire. Ce jour là, c’est sa vie toute entière qui sera remise en question…
Chacun de nous finit toujours par se poser ces questions: qui suis-je? D’où est-ce que je viens? Quelle est la raison de tout cela? Que signifie « être »? Qu’est-ce qui existait avant moi, qu’est-ce qui existera après moi? Sans réponse, il n’y a qu’un trou ; là où devrait se trouver une histoire, il n’y a qu’un trou, qui prend la forme d’une nostalgie infinie.
Les abysses est le deuxième roman de Rivers Solomon, après l’incivilité des fantômes. Construit comme un fantastique récit, presque mythologique, il est traversé par de nombreuses thématiques contemporaines, qui donne tout son sel au roman.
Comme l’incivilité des fantômes, Les abysses est un immense roman féministe. En mettant en scène les descendant.es de ces femmes africaines, réduites en esclavage et jetées à la mer, Rivers Solomon transforme un épisode horrible de l’histoire afro/américaine en quelque chose de créatif (la naissance d’un peuple) tout en laissant vif et intact la rage et le désir de vengeance.
Dans Les abysses, Rivers Solomon invente un peuple fonctionnant en dehors des notions de race et de genre. Créatures hermaphrodites, les Wajinrus sont fondamentalement collectif et sillonnent les océans pour trouver d’autres représentants de leur peuple. Iels seront choqués lorsqu’iels découvriront l’espèce humaine et sa cruauté, et songeront à en débarrasser la terre par une guerre meurtrière.
Réflexion sur l’émancipation, collective ou individuelle, « Les abysses » est aussi un roman sur le dépassement du traumatisme et sur l’acceptation de son histoire, aussi violente soit-elle.
La question de la mémoire est ici fondamentale. Comment porter seule le poids de l’histoire ? Comment alors la penser collectivement ? Doit-on vivre dans le passé, ou oublier ses traumatismes pour repartir à zéro ?
A travers le peuple des Wajinrus, c’est à tout les peuples victime du colonialisme que s’adresse l’autrice.
Il me semble inconcevable qu’un peuple choisisse délibérément de se priver de son histoire par peur de souffrir. La douleur donne de l’énergie, elle nous illumine. C’est le fondement même de l’existence. La faim nous fait manger, la fatigue nous fait dormir. La douleur nous fait crier vengeance.
Les abysses est aussi collectif dans son processus de création. Résultat d’un téléphone arabe artistique, sa conception remonte aux années 1990, quand un duo de la scène techno de Détroit, « Drexciya », crée un mythe qui structurera toute leur musique : la civilisation sous-marine de Drexciya. De cette première mythologie, poursuivi au fil des albums, naîtra en 2017 un morceau, « The deep », du groupe de Hip-hop Clipping, puis le livre de Rivers Solomon, The deep/Les abysses. Chacune de ces réécritures du mythe de Drexciya est à la fois une falsification, détournant des motifs et des propos, et un enrichissement de l’histoire. En développant un aspect supplémentaire de cette histoire, l’importance de la mémoire, Rivers Solomon fait grandir le mythe afrofuturiste de Drexciya, et encourage, comme tous les autres artistes ayant travaillé dessus, sa réappropriation.
Les abysses est un roman court, à peine deux cents pages, mais il est dense et complet dans les thématiques qu’il aborde. Fondamentalement politique, il questionne et dénonce les ravages que l’être humain est capable de produire, tout en restant une œuvre d’imaginaire, poétique et joyeuse.
Les abysses
Rivers Solomon
Traduction de Francis Guévremont
178 p.
Edition Aux forges de Vulcain