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Pierre Barrault – Catastrophes

Dans L’art du roman, Milan Kundera propose une définition de ce qu’il appelle la narration onirique : « l’imagination qui, libérée du contrôle de la raison, du souci de la vraisemblance, entre dans des paysages inaccessibles à la réflexion rationelle. »

Eh bien, voilà une définition qui convient parfaitement à toute l’œuvre de Pierre Barrault.

Définitivement, Pierre Barrault est l’écrivain des dysfonctionnements. Dans Clonck (paru en 2018 aux éditions Louise Bottu), ils étaient circonscrits à une étrange ville où deux personnages étaient envoyés pour les lister, les contrôler les corriger. Dans L’aide à l’emploi (paru en 2019, toujours chez Louise Bottu), ces dysfonctionnements accompagnent un pauvre homme dans sa délicate recherche d’emploi. Là, dans Catastrophes, ces dysfonctionnements ont débordé, explosé, et se sont imposés partout, aux quatre coins de la planète (de Budapest à Buenos Aires, c’est-à-dire sur toutes les routes qui mènent à Beaupréau, dans le Maine-et-Loire). Ils surgissent partout et attaquent tous ceux qu’ils croisent (à la manière d’un virus ? – ce serait là une lecture bien trop covidienne de la chose), et plus seulement le narrateur, comme c’était le cas dans les deux romans précédents. Car voilà que Patrick McGoohan (Le Prisonnier) et même François Berléand semblent apparaître et se dédoubler à l’infini. Les dysfonctionnement s’en prennent même aux objets les plus innocents du quotidien : baignoire, guéridon, poêle à charbon, hélicoptère. D’aucuns parleraient de « bug dans la matrice ». L’auteur reprend et préfère le terme de « dysfonctionnement holographique ».

De quoi s’agit-il, exactement ? De quoi sont composées ces Catastrophes ? De situations loufoques où disparaissent les notions élémentaires de temps et d’espace. D’évènements qui ne répondent à aucune logique connue, où on discute sans savoir pourquoi avec un directeur dont le visage est grossièrement dessiné à l’aide d’un feutre noir. D’apparitions improbables et de répétitions infinies. En somme, une parenthèse absurde, dont le décalage produit des paragraphes franchement hilarants.

En disant cela, on ne rend compte d’une seule partie du livre – la plus visible, la plus immédiate, la plus simple. Car ce travail sur l’absurde est aussi et surtout un travail sur l’exposition et la définition d’une logique différente. L’absurde de Pierre Barrault n’est pas un absurde gratuit où rien n’a de sens pour le simple plaisir de l’insensé. Non, il s’agit là d’une porte ouverte sur une autre logique qui a tout autant sa légitimité que la logique que nous connaissons et qui régit nos lois de la physique qu’aucun de nous ne remet jamais en question. Dans Catastrophes – et, plus largement, dans toute l’œuvre de Pierre Barrault – ce sont de nouvelles lois qui sont à l’œuvre et, une fois qu’elles sont acceptées par le lecteur, laissent apparaitre toute la magie des images et de la poésie de l’auteur.

Ce qui dysfonctionne à nos yeux ne surprend aucun des personnages du roman. Les catastrophes s’enchainent – c’est-à-dire les entorses aux lois de la physique et de la logique – sans que le moindre trouble ne s’empare du narrateur, du personnage de Claire qui l’accompagne (et l’admoneste régulièrement dans des dialogues vifs et savoureux) ou de leur toute petite fille. Ce qui nous fait rire provient précisément de la passivité des personnages devant ce qui nous paraît extraordinaire. Mais cette passivité existe car, pour eux, dans le monde où ils évoluent, ce monde aux lois différentes, tout cela n’est pas extraordinaire.

Lorsque je suis entré, la première fois, le serveur était complètement fragmenté ; des morceaux de lui flottaient un peu partout dans la salle. Difficile de savoir comment me comporter avec ce serveur fragmenté. Je suis ressorti. J’ai attendu deux ou trois minutes et je suis entré à nouveau. Là, le serveur était en un seul morceau. Il allait et venait d’une table à une autre pour demander si tout se passait bien, alors qu’il n’y avait absolument personne dans le café, personne à part lui. Je suis entré, donc. Je me suis installé au fond de la salle. J’ai salué le serveur au passage, mais il ne m’a pas répondu et a continué à demander aux chaises vides si tout se passait bien.

C’est là que doit s’ouvrir le chapitre consacré à la fameuse « catastrophe ultraviolette » dont il est souvent fait mention dans le livre sans que l’expression ne soit clairement définie. Voilà un concept propre aux sciences physiques qu’il m’est totalement impossible de résumer, étant absolument incapable de comprendre de quoi il retourne. Ce serait, pour paraphraser la quatrième de couverture, « d’évidentes aberrations », menant à la conclusion que les choses sont et ne sont pas ce qu’elles sont. Une façon de dire qu’il peut exister deux réalités tout aussi vraisemblables l’une que l’autre, et que ces deux réalités se superposeraient, se télescoperaient. De ce choc naitraient les dysfonctionnements, les aberrations. Et s’il peut exister deux réalités, il peut tout autant en exister une infinité. Avec, dans chacune de ces réalités, des lois de la physiques différente et des logiques différentes (on est soudain saisi d’un vertige, n’est-ce pas?) Il n’y a donc pas d’absurde, si on connait toutes les lois de toutes ces réalités. Il suffit simplement de se laisser aller à l’exploration. Voilà l’une des caractéristiques du roman : s’affranchir de la simulation du réel pour explorer l’ailleurs.

Il est concevable que, comme beaucoup d’autres concepts, celui des lois scientifiques doive un jour être dépassé.

Cette phrase, prononcée par un énigmatique personnage du roman, est tirée d’un ouvrage scientifique de Bernard d’Espagnat, A la recherche du réel. Cette phrase semble expliquer à la fois le livre et l’œuvre entière de Pierre Barrault. Les lois de la physique telles que nous les connaissons sont appelées, peut-être, à être remises en cause et à être dépassées par d’autres lois qui expliqueraient tous les dysfonctionnements qui, à nos yeux, paraissent absurdes. Nous devons donc saluer la chance que nous avons de compter parmi nous Pierre Barrault et ses yeux suffisamment ouverts pour répertorier ces dysfonctionnements et les rapporter dans ses livres.

Ce même Pierre Barrault qui a déjà eu toute l’audace et le talent de dépasser les lois qui imposent au roman l’impératif du réalisme.

Alexandre

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Pierre Barrault

Quidam

124 pages – 2020

Clonck et ses dysfonctionnements et L’aide à l’emploi sont tous les deux disponibles aux éditions Louise Bottu – donc tout à fait recommandés pour une exploration complète des mondes de Pierre Barrault.

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Chroniqueur

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