” Salut à vous les avortons, les prématurés et les attardés. Salut les laissés-pour-compte, les cabossés et ceux qui n’ont pas réussi à s’envoler, salut à vous les enfants – chiendent “.
La Maison se dresse dans une ville qui souhaiterait la voir disparaitre, au cœur d’un Extérieur qui préfère oublier les habitants qui déambulent entre ses murs. Des Roulants, des Marcheurs ou des Illuminés… Des enfants handicapés moteurs, des enfants difformes, chétifs et malades, que leurs parents placent dans ce pensionnat par inquiétude, incapacité ou indifférence. Les raisons de leur présence ici importent peu et seront à peine soulevées. Ne compte que le résultat : le microcosme incroyable qu’ils ont lentement et méticuleusement tissé, si serré qu’il est presque impossible de s’en défaire. Cet univers à part, à la fois isolé de tout et incroyablement luxuriant et riche, c’est celui qui s’écoule au fil de La maison dans laquelle, l’inouï roman de Mariam Petrosyan.
Quatre groupes se partagent le territoire de la bâtisse : Les Faisans, Les Chiens, Les Rats, Les Oiseaux et enfin le quatrième groupe, aux membres narrateurs : Chacal Tabaqui, Fumeur, Sphinx ou encore L’Aveugle… Ces surnoms sont attribués par les anciens, en fonction des caractéristiques physiques ou bien de la personnalité de chacun. Même les adultes, directeur comme éducateurs, ont droit à leurs petits sobriquets. Car les noms de baptême appartiennent à l’Extérieur, à ce monde que les enfants craignent aussi fort qu’ils en sont rejetés. Au final, tuteurs et autres figures d’autorité font plutôt office de fantômes, plus encombrants et dérisoires qu’autre chose. Et parmi eux seules quelques rares exceptions ont pris la peine d’écouter et de comprendre, même un tout petit peu, ces gamins écorchés, bizarres. Ceux qui vivent en vase clos, mais dont l’imagination permet de pousser des portes invisibles et de s’échapper bien plus loin que l’on peut l’imaginer.
La Maison est leur cocon, leur protection face à des codes étrangers et inconnus, créés et idolâtrés par des hommes et femmes abhorrant la différence et la singularité. Mais au final, qui des habitants de la Maison ou bien de ceux qui en sont externes sont les plus amochés ?
” Au matin, le temps était maussade : gris et humide, comme le chapeau visqueux d’un champignon. Ces jours-là, les poignées de porte semblaient toujours trop dures, la nourriture trop coriace, les lève-tôt trop bruyants et les couche-tard trop susceptibles. ”
Cette ribambelle de gosses évolue selon ses propres lois, et tout, même le moindre détail ou moment de la journée, est ritualisé. Tout possède une signification autre que ce qu’elle laisse entrevoir au premier abord, regorge de double sens et de circonvolutions. Ils sont chamans, chefs, conteurs d’histoires, mais aussi pétris de superstitions et de peurs. Ils ont vécu plusieurs vies, certains peuvent sauter le temps et revenir, d’autres s’égarer dans une Forêt luxuriante et sauvage. Pourtant ils craignent tous l’après, quand ils seront majeurs et forcés de quitter tout ce qu’ils connaissent. Quand ils seront arrachés à La Maison. Parmi ces personnages plongés dans les remous de l’adolescence, on assiste à des enfances chéries qui s’étirent ou bien d’autres qui semblent s’accrocher, se cristalliser.
” J’aime gratter mes piqûres de moustiques et prévoir la météo, coincer de petits objets derrière mes oreilles, recevoir des lettres, faire des réussites, fumer les cigarettes des autres, farfouiller dans de vieux papiers et d’anciennes photos, j’aime être aimé passionnément et représenter l’ultime espoir de mon entourage, j’aime mes mains –elles sont belles– , j’aime aller quelque part dans l’obscurité avec une lampe de poche, j’aime transformer une chose en une autre, coller et assembler des morceaux ensemble, puis m’étonner de l’harmonie du résultat. J’aime cuisiner des plats comestibles et d’autres qui le sont moins, mélanger différents breuvages, goûts et odeurs, j’aime guérir mes amis du hoquet en leur faisant peur. Mais je n’aime pas les horloges. Je hais les horloges. Elles me répugnent.
Et ça, pour des raisons qu’il serait épuisant de recenser. Voilà pourquoi je vais m’en dispenser. »
Difficile de quitter ce roman, d’ailleurs. Car Mariam Petrosyan nous donne l’impression d’intégrer peu à peu cet univers à part, à la beauté incongrue et un peu primitive. On s’enivre de son écriture, on prend part aux joies et aux peines de cette famille unie par ses blessures et ses malices. On se perd dans la temporalité élastique, qui élabore des trous de vers entre les pages. Aux côtés de ces enfants, les jours brumeux et les nuits magiques défilent en un clin d’œil : La Maison devient touffue, immense, pleine de ramifications et de lieux cachés où jouent chats et loups-garous. Immédiatement, la lecture de ce livre est prenante, puis elle devient enivrante et pour finir, vertigineuse. C’est avec hâte qu’on s’y replonge et avec mélancolie qu’on la termine.
La Maison est un repère d’enfants qui poussent à l’ombre de ses murs. Qui végètent ou grandissent de travers dirait certain. Avec magie et virtuosité, en vérité.
La Maison dans laquelle est un roman précieux et rare, comme on en croise peu.
“Les chasseurs courait en ahanant. Les pans de leurs foulards fouettaient leurs doss. Ils avançaient en file indienne, ils faisaient tant de bruit qu’ils effrayaient le gibier. C’était volontaire. La terreur forcerait leur proie à se trahir en prenant la fuite. Alors commencerait la traque, la vraie, celle dont ils rêvaient depuis si longtemps. Ils couraient, le souffle lourd, sans se soucier de crotter leurs bottes. Ils avaient un peu peur, eux aussi, mais le gibier ne devait surtout pas le sentir.”
Éditions Monsieur Toussaint Louverture
Collection Les grands animaux
Traduit du Russe (Arménie) par Raphaëlle Pache
1070 pages
Caroline