On ne peut entrer dans l’œuvre de Kathy Acker en fonçant tête baissée. Ce serait l’assurance de se prendre un mur solide et indestructible en pleine face. Ce serait se retrouver la cervelle éparpillée, le cœur éclaté et le reste en berne.
Pour appréhender les romans de Kathy Acker, il faut savoir, au préalable, où on met les pieds. Pour cela, il faut présenter l’autrice. Une poétesse underground, proche du collage beat à la Burroughs, aux textes sans concessions, aussi bien dans la forme que dans le fond. Avec elle, on navigue entre le punk new-yorkais des années 80, le post-beat, et l’avant-garde féministe. Ses romans sont construits par fragments, collages et emprunts, témoignages de son érudition littéraire et de sa volonté de dynamiter ce qui a existé. Une autrice radicale, décédée en 1997.
Ainsi, on commence la lecture de Sang et stupre au lycée, réédité par Laurence Viallet (dont on trouve dans le catalogue d’autres romans de Kathy Acker, notamment Don Quichotte – le seul encore disponible aujourd’hui – une relecture du roman de Cerventès, où Quichotte est une femme qui erre dans notre monde contemporain). Ce Sang et stupre, premier roman de Acker, nous plonge dans l’histoire de Janey, une fille de dix ans vivant une relation incestueuse avec son père, quittant le Mexique pour vivre à New York au sein d’un gang porté sur le sexe, avant de se faire enlever pour devenir une esclave sexuelle. Enfin, elle s’enfuit à Tanger où elle rencontre Jean Genet, puis disparaît.
Voici les grandes lignes du roman, ce qu’il a de tangible et de narratif. Mais cette trame hallucinatoire est ensevelie sous mille expérimentations formelles. Des collages, des répétitions, des poèmes, des dessins, des pièces de théâtre, des fiches de lecture (le chapitre consacré à l’étude comparée de La lettre écarlate de Hawthorne est éblouissant), des morceaux de bravoure, des invectives (au président Carter, notamment, aussi drôles qu’effroyables). De tout ce magma, il est parfois difficile de discerner ce qui est le fantasme et la réalité. Mais, si on se laisse bercer, si on lâche prise, si on accepte de ne plus chercher le sens, alors nous saute au visage la poésie, la violence des mots et la beauté des idées. Nous parvient la force – qu’on imagine profonde, dans les tripes ! – de Kathy Acker, son besoin de hurler son dégoût de ce monde.
En annexe, on trouve une cartographie des rêves de Kathy Acker, qui est autant une fresque artistique qu’un trousseau de clés nous aidant à décoder son œuvre. Laquelle tourne essentiellement autour du sexe, de la folie, de la maladie, et de la mort. Ses textes, dessins, poèmes – regroupés en fac-similé dans cette édition – sont nourris par cette obsession, et sa cartographie des rêves l’illustre parfaitement.
« J’ai grandi sauvage, je veux rester sauvage. »
Le cri de Janey, et par ricochet, évidemment, celui de Kathy Acker, puissant, envahit la page, prend la forme d’un caractère gras ou de majuscules.
« VA TE FAIRE FOUTRE. VA T’EN. JE TE QUITTE. JE M’ÉLOIGNE DE TOI. CHAQUE FOIS QU’IL Y A DE LA DOULEUR, JE ME CASSE. CHAQUE FOIS QUE QUELQUE CHOSE SE PASSE MAL, JE ME CASSE,
Mais je n’en fis rien. Je le collai. »
Et puis, il y a ces dernières pages où, après avoir ressuscité Hawthorne, Properce ou Catulle, voilà qu’apparait la figure de Jean Genet. La rencontre entre Janey et Genet, irréelle, flottante, ardente, est sublime. Et tous les thèmes sous-jacents du roman explosent. Le sexe et la mort, les inégalités et la domination, l’esclavage moderne et la nécessité du féminisme pour renverser le cours des choses.
Le roman, écrit en 1978, a suscité les remous et les scandales. A la fin de la présente édition, Laurence Viallet reproduit une décision de la justice allemande, appelant à censurer le livre. Les raisons invoquées – corruption de la jeunesse, outrage aux bonnes mœurs – prêtes à sourire parce qu’elles témoignent de la bêtise de ceux qui accusent et qui, visiblement, n’ont rien compris au livre, préférant s’offusquer devant les scènes de sodomie et de sado-masochisme plutôt que réfléchir à ce qu’a cherché, à travers toutes les expérimentations sur la forme, à faire Kathy Acker.
A savoir dépasser les limites du roman, le dynamiter, transgresser les règles, pour attraper directement les tripes de son lecteur et lui montrer à quoi ressemble ce monde si laid, si incohérent, si flou, où les rapports de domination ne se font que par le sexe. Un constat qui résonne encore trop bruyamment, aujourd’hui, quarante ans plus tard.
Alexandre
Sang et stupre au lycée
Kathy Acker
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro
Éditions Laurence Viallet
2020 – 224 pages